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vendredi 17 avril 2020





Covid 19, on ne peut le nier, est avant tout un globe-trotter hors-pair et un prestidigitateur de vies humaines. Mais ce qui le distingue de loin de ses congénères, c’est qu’il réunit à la fois les qualités d’un surdictateur et d’un surtrendsettter. En plus de redessiner, à une vélocité interstellaire, la carte démographique mondiale, le virus pangolinesque recèle le pouvoir inégalé d’uniformiser les discours ( qu’ils soient politiques ou médiatiques), les comportements mais aussi les habitudes vestimentaires de la population de la planète Terre. Dans son omnipotence, il impose sa loi à tous les chefs d’état et tous les citoyens du globe. Du jamais vu ! 

Pour nous en rendre compte, il suffit de nous tourner vers la médiasphère et surfer sur la vague des chaînes en continu de notre poste de télévision, cordon ombilical qui nous relie au monde. Le terme « vague » est bien trop faible dans le contexte présent, car c’est à une déferlante d’images et de sons que nous devons faire face. Quels que soient la nation concernée et le medium linguistique utilisé, le paysage audiovisuel se fait le véhicule d'une pensée unique: CONFINEMENT ! Pour garder la tête hors de l’eau face aux discours monolithiques qui manquent de nous submerger à quelque heure de la journée que ce soit, la seule bouée de sauvetage qui se présente métaphoriquement à notre esprit est—ironie suprême quand on connaît la pénurie des respirateurs artificiels— le masque à oxygène. La suffocation est en effet à son comble quand les Politiques de tous les continents se mettent à entonner en choeur le même refrain : Restez chez vous ! Stay at home ! Quédese en casa! Resta a casa! Bleiben vie zuhause! S’ensuit la litanie du bilan chiffré des combattants infortunés tombés au champ d’honneur, au cas où aurait germé dans notre cerveau la velléité d’enfreindre l’article 3 du décret d’état d’urgence. 

SI Covid 19 contribue à l’uniformisation de la parole des Politiques, il contribue aussi à celle des comportements et modes vestimentaires humains. En premier lieu, l’adoption d’un rituel très codifié a été érigé en principe universel : celui de l’hygiène des mains. Dans cette optique, plusieurs videos circulent sur la Toile pour initier le confiné à cet art. A lire les sous-titres destinés aux malentendants,  la description de la pratique s’apparente à une rencontre amoureuse entre vos deux mains . N’y est-il pas  fait mention de mouvements de « paume contre paume » et de « doigts entrelacés »?  En second lieu, l’article 3, dans sa grande bonté, pourvoit au sentiment de claustrophobie qui peut s’abattre sur le confiné ainsi qu’au gain pondéral que son immobilisation forcée pourra occasionner. En ce sens, Il lui octroie la permission de faire de l’exercice physique, à raison d’une heure par jour, dans un périmètre restreint. Mais certains confinés, surtout parmi les plus âgés, ont interprété cette permission comme une obligation. Il n’est donc pas rare que je croise, lors de mon périple pédestre quotidien, des têtes chenues au bord de l’asystolie, réclamant l’extrême onction à des pompiers ébahis .

Vu la frénésie sportive qui s’est emparée de la planète, l'on peut aisément comprendre que parmi les pièces de choix de la mode vestimentaire, les paires de runnings figurent en bonne place. On préconisera celles qui ne portent  pas le label « made in China »— lésiner sur le confort et la tenue du pied serait préjudiciable, surtout au vu de la durée extensible de l’isolation forcée. Les talons sont bien sûr à proscrire: ils éveilleraient la suspicion des services de police. Ne pas oublier que l’heure quotidienne dans un périmètre restreint est destiné à l’exercice physique individuel en plein air, et non pas l'activité physique à deux dans un espace privé. Quant aux accessoires les plus prisés de la collection de cette saison, on signalera le panier à provisions. Grâce à lui, le confiné peut bénéficier d’une autre autorisation de sortie de sa maison-prison. Les autorités ont en effet perçu qu’un ventre bien rempli est la condition indispensable à la non-infraction de l’article 3. 

Mais l’attribut inclassable du confiné, c’est quand même le masque de protection qu’il lui est vivement conseillé de porter. L’engouement que ce rectangle de tissu a suscité d’un continent à l’autre est pour le moins inédit. Si l’on en juge par la profusion de tutos dans toutes les langues sur une plateforme vidéo, on ne peut qu’admirer le degré d’inventivité et de créativité dont ont fait preuve les confinées. Mais  la machine à coudre n’est pas la seule à retrouver ses lettres de noblesse. A l’’imprimante 3D revient le rôle de produire sans répit des visières en plexiglass, complétant la panoplie du confiné paranoïaque . 

En fin de compte, Covid 19, tel un Dark Vador invisible, a réussi le prodige de transformer l’humanité en une armée de stormtroopers d’opérette, tout droit sortis d’un mauvais remake de Star wars. Faisant la loi sur les cinq continents, réduisant les humains à des bêtes qui se terrent et leurs dirigeants à des pantins ânonnant des  discours répétitifs, il nous fait prendre conscience de notre insignifiance sur terre. Au risque de choquer les croyants attendant le retour du messie , ne pourrait-on pas y voir plutôt un avatar de la transcendance divine descendu sur terre pour punir l’homme de son hubris ? 

samedi 11 avril 2020







Paris en temps de pandémie, c’est un peu Alésia assiégée par César. Encerclée, isolée, coupée des autres tribus gauloises par des fortifications invisibles, Paris pourtant tiendra bon et ne cédera pas à l’ennemi combattant Covid, dix-neuvième du nom. Car si Vercingétorix et les siens furent acculés à la capitulation par la faim, ses descendants ont de quoi se sustenter, et même avec délices, comme Hannibal en son temps à Capoue. 

Si chaque soir, tout chef de famille tient conseil autour de l’âtre, ce n’est pas pour échafauder un plan de bataille mais pour coucher sur papier libre, après moult cogitations, la liste des provisions de bouche des jours à venir. Sont à bannir les produits susceptibles de causer un dommage irréparable à l’organisme. Point de fromage à pâte molle, salmonellose oblige. Du lait pasteurisé surtout. Veto sur les fruits de mer, surtout les huitres. Il ne manquerait plus qu’une intoxication vînt couronner le tout ! Une fois n’est pas coutume, une incursion au rayon confiseries est tolérée, même fortement souhaitée. Non que Le paterfamilias fasse montre de largesse envers sa progéniture, mais il sait, par expérience, que le glucose est un allié infaillible pour prévenir toute tentative de guerre civile en son logis.  

Chose admirable, il ne délègue plus les corvées des courses alimentaires à sa concubine. Il veut, dit-il,  lui épargner les queues interminables devant l’unique supérette de sa rue. Le confinement lui aurait-il rendu la parcelle d’humanité qu’il avait perdue à force de livrer bataille sur son lieu de travail? La question reste à débattre. Mais une chose est indubitable : il a repris ses pleins pouvoirs de mâle alpha et maintient que respirer l’air extérieur peut être fatal à la maîtresse de maison. "Trop risqué", répète-t-il à l’envi. "Le covid serait bien capable de te choisir comme prochaine victime. As-tu pensé comment je ferais, moi, pour te remplacer auprès des multiples fruits de tes entrailles ?" 

D’ailleurs sa femelle béta excelle dans tant d’autres domaines qu’il serait infiniment dommage qu’elle gaspille son énergie à remplir un caddie. Cela retarderait la préparation du repas, facteur de cohésion familiale ô combien important, surtout en temps de siège. La famille, il n’y a rien de plus sacré. Et pour cause : on ne peut même plus faire confiance à son voisin. Il cite le cas de délation dont a fait l’objet un certain soldat de sa troupe, célibataire bien malgré lui. Le pauvre hère, miné par la solitude, avait osé dépasser de cinq minutes la permission de sortie octroyée par le commandement gaulois suprême. Il lui en a coûté une forte retenue sur sa prébende qu’il désirait consacrer à l’achat du produit de la vigne de Montmartre renommée pour ses vertus thérapeutiques.


Vous l’aurez compris, le nerf de la guerre, face au Covid, c’est l’alimentation. D’ailleurs, ne nous  invite-t-on pas à investir seulement dans de comestibles biens de consommation? Les plus grandes perdantes, dans l’histoire qui s’écrit, ce sont celles dont le colocataire est assez malin pour les mettre seules à contribution. Celles qui s'en sortiront à moindres frais sont celles qui connaissent sur le bout des doigts le temps de cuisson d’un oeuf mollet. Les autres, quant à elles, commenceront enfin à montrer les dents et à entrer en rébellion après tant de semaines de confinement. Après tout, Jules César, en conquérant la Gaule, a aussi apporté aux femmes une certaine émancipation. Et le Covid est bien parti pour faire aboutir cette nouvelle révolution . 

jeudi 2 avril 2020

"The time is out of joint !": Le temps est hors de ses gonds. Nous nous faisons l’écho d’Hamlet d’un hémisphère à l’autre car, il faut bien le reconnaître, c’est une tragédie élisabéthaine qui se joue sur la scène du monde. Dans leur course effrénée, les mois du calendrier nous entraînent dans une mascarade qui se mue en danse macabre où la Camarde y tient le premier rôle. Le 1er avril a des allures de 1er Novembre. Ce ne sont plus les canulars mais les corbillards qui circulent dans les rues. Les poissons, d’ailleurs sont bannis des conversations— le virus aurait vu le jour sur un étal d'espèces aquatiques en Extrême-Orient. Ils ont été remplacés par les chrysanthèmes, denrée rare, car les fleurs ont elles aussi déserté nos salons. Seuls les biens de première nécessité sont accessibles en rayon, nous serine-t-on ...

Nécessité oblige,  il faut bien mettre le nez dehors, ne serait-ce que pour faire quelques provisions —des confiseries surtout, histoire de faire un pied de nez au confinement. Une règle d’or: se munir de l’attestation autorisant la sortie du territoire de notre habitation. Car nous sommes assignés à résidence, vingt-trois heures sur vingt-quatre. Pour respirer à l’air libre et risquer un oeil dans la rue, il faut se plier à un bon nombre de réglementations. Couvrir les parties du corps susceptibles d’attirer l’attention: le corona a un appétit féroce et n’est pas tant friand de nos mains, que de nos lèvres et de nos yeux. 

C’est mardi gras tous les jours, en somme, et le thème retenu, cette année, a une consonance militaire: Opération tempête du désert. Gants, foulards et verres polarisants font partie de notre panoplie de survie. Le désert à Paris est un désert de macadam et non de sable, et le soleil, sentinelle imperturbable, surveille de son promontoire céleste le théâtre des opérations.

 Une heure, c’est peu, surtout quand on est contraint de prendre part aux processions devant les magasins d’alimentation. Quelques escarmouches éclatent, quand un individu ne respecte pas les règles de distanciation. Hormis ces incidents, le silence est pesant, déchiré par moments par le cri lancinant des sirènes d’ambulances. Les patrouilles de forces de l’ordre quadrillent le quartier, nous rappelant que nous sommes tous, sans le savoir,  complices potentiels de l’ennemi viral en guerre contre l’humanité.

Les heures s’égrènent avec lenteur. Sous le pont Mirabeau, coule la Seine, mais la joie ne vient plus après la peine. La nature nous manque cruellement en ce printemps naissant. Elle offrait une richesse à nos sens dont nous n’étions plus conscients. Alors nous fixons le miroir noir de nos écrans pour éviter de soutenir le regard plein de désarroi que nous renvoie les surfaces miroitantes de notre prison. Ce n’est plus Shakespeare mais l’épitre de Paul aux Corinthiens qui nous revient en mémoire : « Aujourd'hui nous voyons au moyen d’un miroir, d'une manière obscure »… 



lundi 23 mars 2020





Paris vidé, pari gagné! L’Empire du Milieu, à défaut de te conquérir, a néanmoins répandu la terreur en exportant de ses frontières l’agent de la destruction humaine. Depuis, ta population terrifiée a déserté tes rues pour se barricader chez elle, et le souvenir des fléaux anciens hante les consciences.Toute l’iconographie médiévale de la Peste Noire refait surface. La nouvelle mode, c’est de porter des masques chirurgicaux—pour mieux respirer ses propres miasmes. Certains contemplent avec envie les appendices en forme de bec d’oiseau qu’arboraient les médecins du Moyen Age. Si l’on en portait de tels, la distance sociale serait respectée, se disent-ils. Ironiquement, ce sont ceux à l’instinct le plus grégaire et qui postillonnent à longueur de phrase qui se fendent de tels commentaires…

Une envie soudaine de prendre l’air? Malheur à celui qui, pris d’une toux subite, vous oblige à le dévisager d’un air furibond et à  faire un bond de côté incontrôlé. Sans y prendre garde, vous écrasez la patte d’un specimen de l'espèce canine que tout l’arrondissement a promené. Pauvre bête ! Il est bien mal payé des services qu’il rend aux habitants du quartier. Son statut a évolué, sans que personne ne s’en émeuve, d’ailleurs. D’animal de compagnie, il est devenu bête de somme, sauf que de somme, il n’en fait jamais. Il se prend à rêver quelquefois et à imaginer qu’il est réincarné en chat. On dit qu’il a neuf vies, celui-là…

 L’enfer, c’est les autres, vous dites-vous. Cette phrase, n’importe qui aurait pu l’inventer. Pourquoi donc a-t-il fallu qu’un philosophe s’en approprie la paternité! Vous voulez en avoir le coeur net. Vous rentrez chez vous, évitez surtout la concierge qui, sous prétexte de prendre de vos nouvelles, est bien capable de vous contaminer, et, après vous être frotté vigoureusement les mains avec un précieux liquide d’une manière compulsive tout autant que répulsive, vous vous ruez sur votre laptop. Merci Google! Lui seul parvient à calmer l’agitation due à vos émotions. Enfin, une réponse à vos cogitations. L’enfer, c’est les autres : « Cette citation est une des plus fameuses de Jean-Paul Sartre. Elle achève la pièce de théâtre Huis Clos. », lisez-vous. Tiens, une pièce de théâtre. Vous voulez en savoir plus. Et si vous vous plongiez dans sa lecture? 

Mais le bruit assourdissant du poste de télé de votre voisin sourd a tôt fait de mettre vos nerfs à rude épreuve. Vous regrettez le temps de votre enfance où les journaux télévisés en boucle n’avaient pas encore contaminé votre espace sonore.Les discours répétitifs des politiques qui psalmodient, sur un ton monocorde, les recommandations sanitaires les plus élémentaires vous rappellent les télécrans de la dystopie d’Orwell. Alors, excédé par ce lavage de cerveaux médiatique,  vous ouvrez la première page de 1984: « C’était une journée d’avril froide et claire. Les horloges sonnaient treize heures. » Enfin quelqu’un qui a compris que le monde est une horloge détraquée. Mais où trouver son grand horloger? 

samedi 14 mars 2020




N’ayons pas peur des mots: nous vivons en ce moment sous le régime de la terreur. Terreur de notre prochain. Terreur de nos propres mains qui peuvent se retourner contre nous et se transformer en armes meurtrières. Il a suffi d’un virus levantin pour abolir non seulement les frontières géographiques mais aussi celles de la sagesse humaine.

Il suffit d’adopter l’œil amusé d’un entomologiste pour observer l’agitation de nos congénères qui prennent d’assaut, telle une nuée d’insectes, les rayons des savonnettes ou brandissent leur baïonnette courroucée quand les stocks de gel antiseptique sont épuisés. Face à cet ennemi impalpable, qui se joue des précautions prophylactiques, l’homme, aussi puissant qu’il soit, baisse les armes et se révèle un couard.

C’est que la mort a pris cet hiver un autre visage. Elle ne se contente plus de planer au-dessus des champs de bataille, de récompenser le crime ou de donner un coup de grâce à la vieillesse et à la maladie. Elle sert plus que jamais les desseins obscurs d’un destin aveugle.Celle que certains redoutent sans penser qu’elle n’est que la compagne invisible de leur vie a eu le temps de fourbir ses armes et de mettre au point un plan de bataille transcontinental. Alliée des airs et des mers , elle trace son sillon létal sur la planète apeurée et choisit le poumon de l’homme comme théâtre de ses opérations fatales.

Vous comme moi , serons peut-être le combustible de sa nouvelle machine de guerre. Alors , pendant qu’il est encore temps, respirons la vie à pleins poumons. Faisons  front,  et offrons à cet ennemi sans visage l’image d’un peuple conquérant et impavide, confiant et serein. Il n’y a pas de plus grande victoire que celle que l’on remporte sur soi-même .

vendredi 7 février 2020





La vengeance est un plat qui se mange froid. La peste soit de la vengeance! me direz-vous. Ne nous apprend-on pas, dans les livres sacrés, à pardonner notre prochain? Et pourquoi, par ailleurs, puiser dans le répertoire culinaire pour la métaphoriser, cette vengeance ?

Pour tout vous  dire, il y a des années lumières que le sacré a migré sous d’autres cieux—pas chrétiens du tout, ceux-là—et que, lorsque l’on se donne la peine de lire, notre choix se porte sur d’autres œuvres que les Saintes Écritures. Quant à manger froid, quelle hérésie! Ne nous mortifions pas plus qu’il ne se doit. A l’heure du micro-onde et des plaques à induction, les mets glacés appartiennent à l’ère quaternaire, bien avant que l’idée ingénieuse de frotter deux silex n’ait germé dans le cortex d’un hominidé curieux .

Si je prône la vengeance, elle doit avoir la saveur d’un festin, comme l’hypotypose suivante vous en convaincra. Imaginez une table dressée avec des cratères en argent ciselé et incrustés de rubis dans lesquels un Ganymède expert verserait à l’envi le nectar de Bacchus; un maître d’hôtel à l’exigence insubmersible, qui accueillerait mon hôte avec l’onctuosité d’une crème anglaise. Un chef de rang à la démarche chaloupée qui le précèderait  jusqu’à sa table; un serveur au pas cadencé qui ferait pirouetter des assiettes au fumet délicat sous son nez avant de les déposer sur une nappe damassée. Puis, pour clore ces agapes, une farandole de desserts: pâtes brisées ,coulis de fruits rouges, amandes pilées, galettes de blé concassé , crème fouettée, éclairs et forêts noires, le tout accompagné d’un Ruinart millésimé.

Mais où se trouve votre vengeance, me direz-vous? Vous offrez à votre hôte un banquet des plus fastes. Rien qui puisse le refroidir. Bien au contraire, vous échauffez ses sens. Avez-vous donc perdu le sens? Vous ruiner pour votre ennemi , est-ce bien raisonnable ?

A quoi je rétorquerai: s’il est une personne dont  je veuille bien me venger, c’est de vous, lecteur aveugle qui ne vous arrêtez qu’a la lisière des mots. Votre acidité n’a d’égale que la douceur sucrée des mets linguistiques que j’offre à votre palais, mais votre fiel ne peut qu’être emporté par les coulées de miel de mon langage.

Sachez qu’il n’y a pas de meilleure vengeance que celle que l’on conçoit par les mots, dont la violence cachée vous a échappé. Il n’y avait pas de cerise sur le gâteau proposé à mon hôte. Si vous aviez observé la post-modification adjectivale des pâtes, crèmes, amandes et galettes proposées, vous auriez sans doute décelé  le sous-texte suppliciel qui lui était infligé.

Soyons moins gourmands à l’avenir .La vengeance, si elle existe, ne sera jamais un plat. Seule la mort peut nous venger des affronts subis. Mais on ne sait jamais à quelle sauce l’on sera mangé...



jeudi 30 janvier 2020








  Il est des soirs qui sonnent comme le tocsin de la défaite. Quand le bataillon interminable des heures, transperçant  de leur baïonnette le pâle soleil d’hiver, le jettent dans la Seine complice qui le glisse furtivement dans les plis de son corsage de moire. 

L’espoir courageux a pourtant livré bataille , croisant le fer avec son ennemi juré et brandissant son étendard au dessus de la mêlée, mais rien n’a pu empêcher la débâcle : la victoire tomba inéluctablement aux mains du désespoir.


 Plus aucune étoile n’éclaire le ciel aussi noir que l’ ardoise vierge d’un écolier enfui. Drapée dans son linceul, la lune morte en couche gît dans l’obscurité, veillée par la sentinelle de la nuit, en pleurs.

dimanche 19 janvier 2020





Allée des cygnes. Du pont de Grenelle à celui de Bir Hakeim, tu offres ton îlot de quiétude au promeneur solitaire en quête de plénitude.

La nuit, tu déroules ton tapis d’ombre parcouru de part en part du frémissant scintillement des réverbères, vigiles dociles et impassibles montant la garde au bord de la Seine au sein aussi sombre que l’Erèbe.

Puis le jour pointe. Plus matinaux que les autres, des sportifs isolés dont le cœur bat plus vite à défaut de battre plus fort, effleurent tes dalles de leurs pieds ailés, inhalant ton air frais et exhalant la frayeur d’une nuit sans sommeil. Ils évitent du regard ceux dont le cœur bat pour deux,  venus cadenasser leur amour au pied de la dame à la couronne drapée de vert, sœur cadette de celle qui brandit le flambeau du Nouveau Monde.

Viennent ensuite les âmes esseulées: vieillards désemparés, chiens muselés, ados déboussolés juchés sur des bancs déglingués, SDF chargés de sacs pleins du  vide de leur existence, et moi, que plus aucune amarre ne retient à ce monde depuis que mon cœur exsangue s’est emmuré vivant dans un tombeau sans nom.

Mais, ne voilà-t-il pas que, à mi-chemin de mon pèlerinage, fière et hiératique, souveraine sans trône mais indétrônable, la majestueuse dame de fer transperce le ciel lourd de mauvais présages de l’éperon de son casque?

J’attendrai la venue du crépuscule, ce moment magique où elle déposera les armes et où son armure d’acier se transmuera en tenue étoilée. Puis je reviendrai vers toi, allée aux cygnes depuis longtemps envolés, et ton ruban de terre bordé d’arbres dénudés portera mes pas jusqu’à ton extrémité où , prenant un nouveau départ, je viendrai, peut-être, décadenasser le fantôme d’un amour qui n’a jamais existé .

jeudi 15 août 2019





Je me suis souvent demandé pourquoi les édifices en ruines recèlent ce pouvoir de fascination persistant, quelle que soit l’époque où l’oeil les contemple. Les siècles se succèdent sans que faiblisse notre engouement pour les pierres érodées, phénomène d’autant plus étonnant qu’urbanistes et architectes vouent un culte immodéré au goudron et au béton armé. D’où nous vient cet attrait pour la désintégration minérale alors que, paradoxalement, notre rhétorique fait la part belle à la métaphore de la construction architecturale ?

Si le mot « ruines » a partie liée avec la notion de construction, ce n’est que pour en évoquer la trace. Pour qu’il y ait « ruine » , il faut qu’il y ait eu « construction », certes, mais aussi abandon ou destruction. En somme, la ruine n’évoque un édifice construit que pour mieux le nier . Et c’est dans la présence fantomatique de ce qui fut que se loge notre attachement à ce qui demeure, attachement d’autant plus fort que la ruine n’a pour seule ligne d’horizon que l’extinction, le néant, ou, en termes plus prosaïques, la mort .

Or l’extinction est consubstantielle à notre condition. En contemplant des ruines et en mesurant l’altération qui affecte l’un des matériaux réputés les plus pérennes, nous nous invitons, sans le percevoir vraiment, au spectacle de notre déchéance future. La pierre en ruine nous fait prendre conscience d’une illusion que nous entretenons notre vie durant : celle de l’indélébilité de notre empreinte sur terre. Nous avons eu beau célébrer avec pompe notre ancrage terrestre et notre croyance à une vie céleste en érigeant palais et tombeaux, ils tomberont un jour en poussière.

Si la pierre, socle des civilisations, est elle-même périssable , que nous reste-t-il donc pour conjurer notre finitude ? Horace nous en donne la clé dans ses Odes: « Exegi monumentum aere perennius »: J'ai achevé un monument plus durable que l’airain . Le seul monument que la ruine épargnera toujours aura pour nom poésie , car elle n’a besoin d’aucun support pour survivre à elle-même : elle s’inscrit dans le marbre infrangible de la mémoire humaine.

dimanche 7 juillet 2019







Je me prends souvent à t’imaginer,
Allongé tel un Atlante terrassé par la pesanteur de la nuit,
Gisant de chair sans défense en proie à l’inconscience du jour naissant .

C’est dans ces moments-là que je m’émeus de toi et que mes lèvres fébriles adressent une oraison fervente aux cieux muets qui s’éclairent .

Sur ton corps ensommeillé,
Je dépose l’offrande d’un  baiser .
Il s’évapore comme la rosée poursuivie par les lances mordorées d’un soleil conquérant d’été .

lundi 29 avril 2019



Le souci du détail, ce n’est pas être pointilleux que de l’avoir, Messieurs. C’est votre allié le plus sûr pour conquérir sinon le cœur de la femme de votre vie, du moins celui d’une potentielle amie .

Un point de couture bâclé trahira la provenance peu reluisante de votre chemise pourtant immaculée. Une paire de chaussettes en coton grossier sera l’indice d’un statut social peu élevé, même si vous vous évertuez chaque jour à vous parer d’un costume de jeune premier .

Et que dire de vos goûts musicaux ! Ils seront le critère infaillible de votre beaufitude avérée ou de votre distinction innée. Chantres de Johnny ou de Céline, passez votre chemin. Le royaume de nos yeux ne vous appartiendra point .

Quant à la façon dont vous vous exprimez, un accent trop marqué ou une logorrhée non maîtrisée et vous voilà à jamais répudiés. Sans parler d’un parfum bon marché: De grâce, fâcheux coquets, abstenez-vous de vous en asperger ! Nos narines seraient soumises  à un désagrément olfactif qui engendrerait un haut-le cœur fatal à vos visées.

Mais une apparence physique irréprochable n’est que la première épreuve dont vous devrez triompher dans votre quête du Graal féminin. Il vous faudra ensuite faire montre de diplomatie et surtout de galanterie, n’en déplaise aux féministes. Pour prouver que vous nous méritez, choisissez un lieu approprié et ne lésinez pas sur le repas que vous nous offrirez. Un verre , fût-il du meilleur champagne , ne suffirait  pas à nous galvaniser.Tout au plus parviendrait -il à nous faire chanceler. La gastronomie française, pour le coup, est éminemment  prisée. Évitez en priorité les cuisines trop épicées. Elles ne sont guère propices au premier baiser.

Enfin, dès le dîner terminé et l’addition réglée —la peste soit de l’avare et des avaricieux ! , dixit Molière —, raccompagnez-nous chez nous sans exiger de tribut indécent. Montrez-vous patients si l’on vous témoigne de la distance, et contentez-vous de nos remerciements .

D’aucuns considèreront ces préceptes comme passablement démodés. Les mâles alpha les qualifieront même de billevesées et m’accuseront de vouloir mettre à mal leur virilité. Loin de moi la pensée  de vouloir vous émasculer! Mais à force d’avoir puisé des idées dans Fifty Shades of Grey , trop d’entre vous semblent avoir  oublié que séduire une femme requiert le savoir-faire d’un chevalier, et non d’un palefrenier ...

dimanche 14 avril 2019




                 
 En l'honneur du 200ème anniversaire de la naissance de Walt whitman (1819 -1892) , poète américain que je chéris en mon coeur.

  « What indeed is beautiful, except Death and Love? ». Ce vers extrait de « Scented Herbage of My Breast »  nous permet de mesurer la pertinence de l’étude de l’amour et la mort dans Feuilles d’Herbe de Walt Whitman . En effet, non seulement l’occurence des deux termes coordonnés s’y trouve-t-elle attestée , mais aussi le jugement du poète,  qui attribue à l’amour comme à la mort une qualité esthétique , aussi paradoxal que cela puisse paraître pour ce qui est du deuxième terme.
    On ne peut nier, pour commencer, que  l’amour sous toutes ses formes tient une place prépondérante dans le recueil, qu’il soit amour charnel entre hommes et femmes ( amativeness ), fraternité entre hommes (adhesiveness), ou bien amour divin,  reflété dans l’amour immodéré que Whitman ressent pour la nature et le Cosmos, émanations de Dieu selon la perspective transcendantaliste. De même la mort, qu’elle soit la conséquence des massacres des soldats durant  la guerre de Secession dont s’inspire  la section « Drumtaps », ou qu’elle soit la clé de la connaissance pour le jeune poète en herbe mis en scène dans   « Out of the Cradle», contamine l’ensemble du recueil . 
   Mais quel rapport les 2 notions entretiennent-elles entre elles?  Quel lien logique introduit la conjonction de coordination « et » entre amour et mort? Serait-ce un rapport d’ opposition (et : contre) ou bien d’association (et: avec) ? L’amour s’oppose t’il à la mort , ou bien assiste-t-on à l’union de l’amour et de la mort? A moins que la conjonction ne se perçoive  comme un lien logique , impliquant que l’amour engendre la mort ? 
   Nous nous emploierons à démontrer que le chant d’amour qui émane de Leaves of Grass , pour autant qu’il célèbre la vie, n’en est pas moins un hymne amoureux à la mort .
   En premier lieu, nous nous pencherons sur la centralité du corps physique du sujet poétique en tant que vecteur d’amour , géniteur fantasmé et négateur de mort .
   Nous verrons ensuite que ce don du corps tel qu’il est décrit par la voix poétique peut parfois mener jusqu’au sacrifice et donc à la mort .
   Enfin, nous nous demanderons  dans quelle mesure le recueil poétique de Whitman peut être envisagé comme une exhortation paradoxale à éprouver de l’ amour pour la mort .

                                   
   Si Walt Whitman présente dans ses Carnets , le recueil des Feuilles d’Herbe comme une nouvelle bible et qu’il se définit volontiers comme un nouveau Christ, figure d’amour, c’est pour bien signifier l’amour qu’il éprouve pour ses compatriotes bâtisseurs de la démocratie américaine . Et cet amour pour le « modern man » , comme il le désigne, se traduit dans ses chants par la nouvelle relation qu’il instaure au corps , et à son corps en particulier . Sans pudeur aucune , il en célèbre la fonction procréatrice, génératrice de vie et négatrice de mort . Ainsi s’offre-t-il  aux femmes , comme aux hommes,  à  dessein  d’engendrer un nouveau monde . Dans « A Woman Waits for me » , il célèbre l’amativité (amativeness)  en ensemençant sa compagne et en se projetant dans les générations à venir qui n’auront de cesse de repousser la mort: « the babes I beget upon you are to beget babes in their turn ». L’union sexuelle avec des hommes, qu’il nomme adhésivité (adhesiveness), occupe une place encore plus prépondérante , quant à elle . Ainsi dans la section 3 de « Song of Myself »,   « the hugging and loving bed-fellow sleeps at my side » ne laisse aucun doute sur l’identité sexuelle du partenaire. Même s’il n’y a pas procréation au sens propre, ces diverses rencontres homoérotiques , qu’elles soient réelles ou fantasmées, mettent toujours en présence des corps virils en mouvement , et donc pleins de vie comme le suggère le regard admiratif du sujet poétique quand il contemple un cocher noir américain à la plastique athlétique ( « his polish’d and perfect limbs.) et dont la chemise entrebâillée éveille le désir du poète : « His blue shirt exposes his ample neck and breast ». La prolifération des verbes d’action au participe présent dans le recueil insiste sur cette notion de mouvement perpétuel auquel d’ailleurs participe le sujet poétique,et qui s’oppose à un statisme mortifère . L’accumulation des verbes de déplacement « voyaging », «  walking , « hurrying »,   ainsi que la  juxtaposition de cinq verbes au participe présent au sein du même vers « storming, enjoying , planning, loving, cautioning » pour caractériser le dynamisme du poète dans la section 33 de « Song of Myself »,  l’atteste. 

   Quand il ne s’unit pas au corps d’un ou d’une autre, le corps du sujet poétique se fond amoureusement dans la nature,  miroir de la divinité selon le Sage de Concord , Emerson, fondateur de la philosophie transcendantaliste, et pour qui le monde sensible fait partie de la sur-âme (oversoul) : dans la section 21 de « Song of Myself », le poète appelle de ses voeux une union hiérogamique avec la nuit, la terre et la mer personnifiées qui lui fera accéder à une jouissance mystique . Entre le poète et les éléments du cosmos s’établit un rapport de réciprocité amoureuse : « Prodigal you have given me love—therefore I to you give love. » Le terme « prodigal » , au sens de « fertile » pour désigner la terre, souligne aussi symboliquement que la parole du poète se voit fécondée, et donc que la rencontre entre nature et poète est fructueuse et génératrice de vie , de création poétique, et non de mort , de stérilité créatrice. Il en est de même de son accouplement avec la mer à qui il demande de l’envelopper amoureusement de son humidité dans la même section , et à qui il rend la monnaie de sa pièce (en filant la métaphore initiée par le verbe « repay »)  en offrant au lecteur un vers ponctué de dactyles imitant le flux et reflux des vagues , symbole du cours cyclique de la vie: «  Dash me with amorous wet, I can repay you » . 


          Mais si la mer peut,  dans certains poèmes,  être dotée de qualités aimantes, elle peut aussi apparaître sous les traits d’une mère cruelle et volontiers homicidaire, précipitant la mort des naufragés , comme dans « As I Ebbed » : «  you fierce old mother , endlessly cry for your castaways ». Ainsi la mer est-elle source ambivalente de vie et de mort, d’amour et de haine. Et l’amour constant que ressent le poète pour cette mère dont il recherche le contact lui fait appréhender paradoxalement la mort , de sorte qu’il l’implore de l’épargner dans la dernière section du poème : «  « Rustle not up so hoarse and angry against my feet as I touch you or gather from you. » 

   De même , l’amour qu’il éprouve pour ses « comrades » américains n’est pas sans danger pour son intégrité corporelle , du moins symboliquement. Car le sujet poétique ne se contente pas d’offrir son corps comme objet sexuel à ses compatriotes, il se propose comme victime sacrificielle pour assouvir leur faim cannibale dans un banquet contre-nature, comme l’illustre la section 19 de « Song of Myself »: « this is the meal equally set, this is the meat for natural hunger ». Son corps est métaphorisé en morceau de viande,  et dans un acte d’amour infini et de sacrifice,   il invite tous les hommes sans exception , même les malades vénériens, désignés par le néologisme « venerealee »,  à s’en repaître. Il nous apparaît évident que ce don somatique doit se lire symboliquement . Le corps du poète serait une métaphore du corps du texte poétique offert aux lecteurs. 

   Enfin son assimilation au Christ , victime sacrificielle s’il en est , couronne la  succession d’identifications du poète à des figures  donnant leur vie au nom de l’amour pour leur prochain: « my own crucifixion & bloody crowning ». Dans ce cas précis , la crucifixion mentionnée doit s’interpréter comme la métaphore de la douleur ressentie par Whitman lors de la réception houleuse de son recueil. La réaction hostile de ses contemporains reflétait leur condamnation de la célébration poétique de l’acte sexuel que Thoreau lui-même jugeait bestial :“It is as if the beasts spoke. »

   Dans une perspective inversée, ce n’est pas le corps du poète, qui, pour prix de son amour, se voit menacé de mort par noyade, ingestion cannibale ou crucifixion, mais le corps de ses « comrades » soldats victimes du carnage de la Guerre de Sécession. Dans le poème « The Wound-Dresser » issu de la section « Drumtaps », le lecteur assiste à la mise en scène réaliste de corps de soldats mutilés et souffrants , dont les plaies sont pansées par un Whitman plein d’empathie . Cette fois-ci la réciprocité des élans d’amour entre Whitman (il s’était en effet porté volontaire en tant qu’infirmier dans un hôpital à Washington) et les mourants se solde par la mort . L’amour se trouve impuissant face à la mort, comme l’atteste ce baiser d’adieu que semble donner un mourant au poète : «  Many a soldier’s kiss dwells on these bearded lips ».


          Paradoxalement , même dans le contexte de la guerre où la mort est perçue comme injuste, le poète s’adresse à elle avec amour. Dans le même poème cité précédemment, l’apostrophe à la mort est empreinte de douceur : «  Come sweet death! be persuaded O beautiful death! ». Loin d’être stigmatisée, la mort est accueillie avec amour . Elle n’est pas crainte . On peut d’ailleurs rappeler que l’intention avouée de Whitman dans son ouvrage en prose Perspectives Démocratiques (Democratic Vistas) est de composer le grand poème de la mort : «  to compose the great poem of death. » 

   En premier lieu, on peut remarquer que cet amour pour la mort se manifeste en amour pour les morts , qu’ils soient anonymes ou illustres . Dans la section 43 de « Song of Myself » , Whitman insiste pour ne pas omettre de rendre hommage ,  dans ses chants, aux hommes ou femmes anonymes disparus prématurément : « it cannot fail the young man who died and was buried ». Dans « When Lilacs Last in the Dooryard Bloomed » , c’est au président Lincoln, héros tragique de la guerre de Sécession,  que Whitman rend hommage. Mais l’élégie qu’il compose par amour pour le disparu « him I love » , lui qui pourtant reste non-nommé tout au long du poème, se transmue en chant d’amour pour la mort à travers l’inclusion du chant de la grive solitaire : «  I float this carol with joy, with joy to thee O death. » C’est l’oiseau qui fait prendre conscience au poète de l’inévitabilité de la mort et de sa beauté . 

   C’est d’ailleurs par le biais d’un autre oiseau et de son chant de détresse adressé à sa partenaire disparue, que le poète-enfant mis en scène dans la  réminiscence au coeur de « Out of the Cradle endlessly rocking » prend acte de l’existence de la mort . Son apparition brutale se traduit dans la prosodie par le passage du rythme ternaire des anapestes , associé aux comptines , au rythme binaire des spondées, dont le martèlement sonore dans la répétition des cinq monosyllabes « death » résonne à la fin du poème . On peut aller plus loin en disant que l’amour et la mort dans ce poème sont inextricablement liés dans le sens où la révélation de la mortalité apparaît dans un contexte amoureux, celui du couple d’oiseaux migrant d’Alabama. Et c’est la mer, personnifiée en « fierce old mother » comme dans « As I Ebbed » cité précédemment, qui délivre la clé réclamée par l’enfant de l’énigme de l’oiseau mélancolique : « O gave me the clew! » . Loin de susciter l’effroi, la mort est perçue comme une épiphanie et est présentée comme la source de la vocation poétique du sujet enfant mis en scène, i.e de Whitman lui-même qui apparaît comme le barde en devenir: « the outsetting bard ». Elle est même douée d’une certaine sensualité génératrice de désir comme le suggère l’adjectif « delicious »: « That strong and delicious word ». 

    Cette délectation pour la mort, à ne pas confondre avec un attrait pour la  morbidité , Whitman nous la fait ressentir tout au long du recueil , allant même jusqu’à vouloir la rendre enivrante dans  « Scented Herbage of My Breast »: « through me shall the words be said to make death exhilarating » .Ce paradoxe est levé quand on comprend que pour Whitman, l’amour de la mort va de pair avec un amour pour la vie. Une fois encore, le corps physique est sollicité pour permettre à Whitman de nous donner la clé de ce paradoxe , mais cette fois, il s’agit du corps mort, du cadavre évoqué dans « Song of Myself » : « And as to you Corpse I think you are good manure, but that does not offend me ». Au lieu d’éprouver du dégoût pour la chair en décomposition, le poète voit au contraire en elle l’engrais qui permettra à la végétation de pousser, et , avant toute chose, à l’herbe , cette infime parcelle de la nature que le Barde de l’Amérique a choisi de célébrer dans son oeuvre au point d’en faire le titre de son recueil. L’herbe n’est-elle pas  métamorphosée en « splendide et folle chevelure des tombes « : « the beautiful uncut hair of graves »? Pour Whitman , le brin d’herbe symbolise le trait d’union entre la vie et la mort, car il pousse sur les tombes , réceptacles des défunts,  tout en évoquant la vie en puissance contenue dans  la chevelure qui croit chez les vivants .

                               

           En dernière analyse , ne pourrait-on pas conclure notre étude en disant que   Feuilles d’Herbe nous propose d’assister non pas à un combat entre l’amour et la mort,  mais plutôt aux noces de l’amour et de la mort?  Le poète , dont la mission avouée  est de  chanter son amour pour l’homme et pour le monde sensible , miroir du divin, n’a-t-il pas découvert sa vocation de barde grâce à la révélation de la mort , comme semble nous le suggérer le poème « Out of the Cradle »? Quoi qu’il en soit , notre étude nous a permis de lever le voile sur la centralité , au coeur du recueil , du corps  du sujet poétique , qu’il soit vivant ou mort. On assiste,  d’une part,  à un hymne à la vie dans les poèmes où le corps enivré d’amour s’ébat dans la mer ou se noie dans des étreintes le conduisant d’ailleurs à cette petite mort , autre nom de la jouissance sexuelle.  Si le corps du poète , métonymie de son oeuvre poétique , y est offert en pâture au lecteur dans un banquet anthropophage , le sacrifice de ce corps mis à mort  n’en est pas vraiment un , car pour Whitman, la mort est source de vie : de même que le cadavre sert d’engrais pour les feuilles d’herbe qui pousseront sur les tombes, de même le corps de papier,  composé par les feuilles de son ouvrage qu’il offre en banquet aux lecteurs présents et futurs,  permettront , selon lui , de faire germer le « modern man » qu’il appelle de ses voeux pour fonder une religion de l’amour. 

#waltwhitman

dimanche 24 mars 2019




Montaigne disait avec justesse que « Philosopher , c’est apprendre à mourir ». Loin de le contredire, j’ajouterai que c‘est aussi apprendre à naitre à la vie . 

On ne prend jamais assez conscience de la nature miraculeuse de l’existence,  que l’on perçoit comme allant de soi. Il est vrai qu’accéder à ce type de réflexion requiert une certaine maturité : seul l’écoulement du temps,  avec toutes les vicissitudes que cela implique, amène l’être humain à  méditer sur sa condition  Enfants , nous sommes trop occupés à développer nos facultés motrices, happés que nous sommes par un flot de perceptions sensorielles qui nous incitent à quitter très tôt la station allongée pour nous approprier l’espace. Les muscles des jambes sont sollicités dans l’apprentissage de la marche, puis ceux de la langue et des mâchoires pour celui de la parole, avant que le pouce, l’index  et le majeur ne soient appelés à coopérer pour nous donner nos premières satisfactions d’homo scribens. A chaque âge , sa peine.

Mais c’est peut-être dans la deuxième acception du mot « peine » qu’il nous faudrait chercher nos premières interrogations et la nécessité qui va devenir la nôtre de philosopher. Le chagrin dû à la perte d’un proche est souvent vecteur d’incompréhension. On se rend alors compte de la fragilité de la vie, mais aussi de l’arbitraire qui préside à notre destinée. Nous aurions pu naître dans un autre lieu et dans un autre temps, avoir d’autres parents. Mais nous sommes Nous, bon gré mal gré, et il nous faut poursuivre notre chemin, sur ces jambes qui nous ont portés, enfants, lorsque nous découvrions le monde, et continuer de naviguer avec notre flot d’expériences ancrées dans cet océan de connexions cérébrales plus vastes qu’une galaxie .

Pour apprendre à naître à la vie, il faut donc que périsse notre innocence et que chacun des chapitres du récit de notre vie comporte un memento mori. Comprendre que mourir est notre seule certitude, c’est ainsi métamorphoser la polyphonie de nos incertitudes en un épithalame à la vie.