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mardi 8 novembre 2022




Depuis que le stoïcisme ne séduit plus, la dignité humaine fait banqueroute. Désormais, on ne se cache plus pour dire ses malheurs, on en badigeonne la Toile. On les met en scène avec un art consommé de l’impudeur dans des publications où rien n’est épargné à ceux qui les lisent. Chat écrasé, chien paralysé, perruche envolée, ou poisson rouge dévoré par le chat avant qu'il ne se fasse écraser, tout y passe!


On aurait tort de s’en priver d’ailleurs. L’exhibitionnisme émotionnel est du pain béni déposé sur l’autel du voyeurisme numérique. Les stalkers et les trolls, d’abord, qui se repaissent du déballage larmoyant de l’intimité. Puis les hordes d'anonymes qui se lancent dans une surenchère de témoignages de sympathie et ne manquent pas de partager, en passant, leur funeste destinée. 


Qui peut les en blâmer!  La sphère privée se doit d’être un sanctuaire inviolable. Seuls les initiés des cercles familial et amical y devraient avoir droit de cité. La faute en est donc à ceux qui ouvrent grand les portes du temple de leurs sentiments pour vendre à l’encan leur infortune. 


Vendre, mais aussi faire fortune à l’occasion. A toute chose malheur est bon, dit le proverbe. La douleur fait en effet recette. Plus le spectacle du désespoir est criant, plus les écus s’amassent. Car à chaque dévoiement numérique de l’intime correspond une collecte de fonds fort opportunément orchestrée par un proche de l'individu éploré.


En somme, Il y a retour sur investissement— émotionnel. Notre compassion ne sera jugée qu'à l'aune de notre générosité financière. Après tout, il nous a bien mis la larme à l'oeil, le tragédien professionnel, et tout ça sans qu'on ait eu à débourser le moindre centime. Aurait-il tort de réclamer son dû? 



 

lundi 19 septembre 2022






 Voilà maintenant onze jours, autant dire une éternité, que les ondes électromagnétiques sont prises d’assaut pour relayer le scoop du siècle. La guerre des images fait rage sur toutes les chaînes câblées. Il ne se passe pas une minute, une seconde même, sans que nous ne subissions l'offensive  des médias qui nous servent et resservent le même plat ad nauseam .

Cette fois-ci, ce n’est pas vers l’Ukraine que les caméras ont pointé leur objectif. Délaissé le président stéroïdé aux allures de GI Joe. Les adeptes du body building restent sur leur faim. Leur icône leur manque : il est la preuve vivante que pour gagner une guerre, physique ou psychologique, il faut avant tout faire la guerre à son corps. Non, c’est dans les brumes de l’Ecosse que  les reporters des quatre coins du globe, aussi vifs que l’éclair, se sont d'abord rendus, non pas pour épier une hypothétique apparition du monstre du Loch Ness, mais pour filmer en long, en large et en travers le cheminement d’un véhicule unique en son genre que beaucoup de collectionneurs regardent déjà avec convoitise: un corbillard. 


Fantasmer sur un fourgon funéraire  relève d’une pathologie sévère, me direz-vous. Mais il est à noter que le corbillard en question, spécialement aménagé pour recevoir une hôte illustre, bénéficie de larges vitres pour offrir aux foules massées le long de la chaussée une vue imprenable sur un cercueil en chêne.


Je sens s'élever autour de moi un vent de réprobation. "Parler de la reine d'Angleterre comme vous le faites est indigne de votre position. Un peu de respect!" De grâce, chers lecteurs! Vous n'y êtes pas du tout!  Je ne fais que féliciter une souveraine nonagénaire d'avoir réussi, outre-tombe, un coup de com' aussi exceptionnel. En retardant son inhumation et en autorisant que sa dépouille sillonne par monts et vallées, de Balmoral à Windsor, toute une décade,  c'est moins à un culte de la personnalité qu'elle s'est livrée qu'à une intronisation en fanfare de son successeur. Charles, troisième du nom, dont les deux homonymes royaux eurent un règne marqué par l'infamie en des temps anciens, avait certes besoin d'un petit coup de pouce...


D'ailleurs, ces funérailles royales sont  aussi l'occasion pour les autres potentats de ce monde de se retrouver et de se lamenter sans doute sur les progrès du wokisme de par le monde. A l'allure où ça va, la cancel culture risque d'effacer leur nom des manuels d'histoire. Bon, on prend la pose en signant le registre des condoléances, et surtout pourvu que le stylo ne fuie pas ! Bloody century ....




vendredi 1 juillet 2022


Ce temps qui défigure, je le guette chaque matin au réveil, devant mon miroir. C’est dans une confrontation avec moi-même, lorsque mon visage fait face à mon propre visage dans un duel sans armes, que je mesure ce que ce flux impalpable et pourtant implacable inflige à mon image. Oui, le temps a passé. Je ne suis plus ce que j’étais. Mais ai-je un jour voulu être ce que j’ai vraiment été? 

Les traces visuelles éparses qui jonchent les albums de mon passé me répondent que non. Elles sont comme les feuilles d’un herbier que j'eus tôt fait d’oublier au fond d’une malle, dans le grenier de ma mémoire. D’ailleurs, ces moments immortalisés sur du papier glacé ne m’appartiennent pas. Ils m’ont été volés. En témoigne mon regard froid, distant, celui d'une enfant qui exprime sans un mot le désaccord le plus retentissant. Pourquoi ne pas bouger et à tout prix sourire?

Dans mon refus de jouer l'enfant modèle devant l'objectif d'un parent aimant, rien de bien alarmant. Je fus bien plus heureuse que ces clichés ne le laissent entendre. La prescience enfantine de ce que la vie recèle en creux, les constantes oscillations de la sensibilité qu'elle imprime à la conscience, telle serait plutôt la clé de lecture de ce regard d'enfant qui peut sembler étrange. 

L'enfant a mûri. L'adulte maintenant esquisse un infime sourire. A elle-même. Et surtout pour les autres. Elle a enfin saisi la raison des séances de pose savamment orchestrées : dans cette joute inégale entre le temps et nous-mêmes, c'est l'éphémère glorieux qu'elles se sont ingéniées à célébrer. Alors détournons-nous des miroirs peu flatteurs et laissons tous ces obturateurs crépiter de par le monde. Pour qu'une trace de nous demeure sur terre et fasse naître des étoiles dans les yeux de ceux qui nous survivront.
 














dimanche 26 juin 2022


Depuis l’antiquité, nous inclinons à concevoir notre existence en termes de navigation, de traversée maritime s’achevant sur le rivage de notre finitude. Quant à la trajectoire entre notre berceau et notre tombeau, nous en laissons le fantasque tracé des contours au cartographe suprême. Ainsi certains, dotés du feu qui anime les conquistadors, voguent de méridien en méridien. D’autres, moins aventuriers, se contentent de tracer leur sillon dans un périmètre de quelques empans. Mais quelle que soit l’étendue de leurs pérégrinations, les êtres humains aussi divers soient-ils, ne se construisent ou ne se détruisent que dans le rapport qu’ils entretiennent avec l’Autre, humain ou non humain.

 En tant que première interface avec le monde, notre corps est ce que nous offrons à la perception de cet autre, ami ou ennemi. Amphore de nos émotions d'où débordent souvent nos sentiments, c’est en lui que s’écoule le précipité de notre expérience. A cet autre, que l'on nommera ami, l'amphore communiquera, par sa porosité, le vécu intime qu'elle garde jalousement contre son flanc, tandis que de sa friction avec l'autre, désigné comme ennemi, surgiront progressivement des fissures sur son galbe qui, exposé aux éléments que sont les circonstances, se transmueront en brisures comme autant de déchirures de l'âme.

 Mais que l'on se rassure! Comme cet art venu du Soleil Levant qui ourle de filaments d'or les fêlures des vases précieux, notre devenir métamorphique teindra d'argent nos tempes; et lorsque notre corps-amphore tombera en poussière, une fois atteint le rivage inconnu, les souvenirs que nous léguerons à ces autres que nous avons tant aimés se déposeront, comme le limon fertile de l'Orénoque, au fond de l'urne de nos funérailles.

mardi 15 mars 2022



 

Comme pour mieux brouiller les pistes génériques entre film d’action et thriller, c’est à un jeu sur le langage que nous convie le réalisateur du nouveau film sur le célèbre Homme Chauve-Souris. Les énigmes de l’Homme-Mystère alias Le Sphinx, se font légion, concurrençant les cascades et déflagrations qui ponctuent l’intrigue. C’est que le Batman imaginé par Matt Reeves est avant tout un homme cérébral, un surhomme dont les pouvoirs physiques stratosphériques n’ont d’égal que son exponentiel quotient intellectuel. Quant à son adversaire, il n’est que mirage, pure existence verbale comme l’attestent les billets doux à l’attention de son rival qu’il se complaît à disséminer sur le lieu de ses crimes. 


Au gré de devinettes griffonnées  sur des cartes artistement décorées, le langage se déploie en obéissant à la logique sadique du principal antagoniste dont la signature se réduit à un point d’interrogation. De là une entreprise constante de décryptage à laquelle prend part le spectateur qui, sans cesse sollicité, se rend compte que tout signe linguistique appelle au  déchiffrage comme en témoigne l’alliance de l’onomastique et de  la polyglossie dans la plupart des  patronymes. Falcone, nom d’un gangster de Gotham City, mais aussi substantif  désignant le faucon en italien, ne nous éclaire-t-il pas sur la vraie nature de celui qui le porte?  


Au travers de cette dilection de l’Homme-Mystère pour les mots et les énigmes, se perçoit une rémanence du ludique infantile qui prend toute sa valeur une fois sondé le passé du personnage. C’est au fil d’une analepse narrative que le spectateur découvre le traumatisme fondateur à l’origine de la genèse du dénommé Sphinx. Orphelin dont l’enfance fut digne d’un héros de  Dickens, il jure de se venger des années de souffrance endurées dans une institution sordide que, pourtant, l’édile de l’époque, Thomas Wayne, avait fait le serment de rénover. C’est donc en croisade contre la corruption de ce monde qu’il part, et sa décision d’éliminer le fils Wayne acquiert une dimension ironique quand on sait que la cible visée est orphelin lui aussi et se présente comme son double inversé.  Bruce Wayne alias Batman, n’a-t-il pas  les attraits physiques et économiques qui lui font si cruellement défaut? 


Ainsi, bien que divergeant dans leur conception de rendre la justice, les deux figures de la vengeance masquée ont  en commun d’être nés à eux-même suite à la perte inconsolable de la figure paternelle. Pourtant, si l’on éprouve indubitablement de l’empathie pour la personnalité ténébreuse de Wayne, l’on ne peut nourrir le même sentiment vis-vis de son alter ego grotesque, petit geek binoclard et rigolard qui dissimule son visage derrière un masque à gaz. Le choix du réalisateur n’est d’ailleurs pas anodin: quand sonne l’heure de la justice poétique, on ne regrette pas vraiment l’internement de cet homme des plus banals. 


Certes, le raffinement dans la torture dont Le Sphinx était passé maître le condamnait d’avance. Mais est-ce à dire que l’intention qui l’animait d’éradiquer la corruption ambiante tombe inévitablement sous le coup de la folie ? Telle semble être la grinçante morale que l’on puisse tirer. Et les dernières images d’une aube naissante, synonyme d’espoir, sonnent bien faux quand on se remémore l'esthétique du clair-obscur qui domine la pellicule où les êtres humains, orphelins de toute humanité, sont les proies de faucons, penguins et chauves-souris qui leur racontent des fables à dormir debout.

lundi 3 janvier 2022





 Entre hommages et commémorations, cette année a été fertile en génuflexions oratoires au pied du tombeau des infortunés moissonnés par la pandémie. Cette pratique encomiastique post mortem est certes louable mais, tout bien considéré, elle n’apporte de reconnaissance qu’au thuriféraire qui l’exerce, puisque le dédicataire n’est plus présent pour en savourer le fruit. Aussi, pour clore l’année, je me propose de porter un toast à la vie : honorer une interprète dont l’existence a été et est encore vouée à un art qui, parce qu’il exige un don absolu du corps, de l’esprit et de l’âme, s’élève au-dessus de tous les autres arts.


Avant de briller sur les scènes prestigieuses des théâtres chargés d'histoire qui parsèment le monde, c’est sur la scène ô combien plus précieuse de mon enfance que je t’ai vue évoluer pour la première fois. Précieuse, comme ces gemmes scintillantes que l’on conserve dans un écrin, comme l’émeraude du ballet "Joyaux" de Balanchine que tu interprétas plus tard sous les ors du palais Garnier. J’étais loin de me douter, quand, enfant,  je soulevais le couvercle d’un coffret et m’émerveillais à la vue d’une  ballerine miniature mue par un mécanisme ingénieux, que tu allais, toi, ma sœur, m’éblouir plus encore. Avec ton seul talent, sans aucun artifice, tu incarnerais les héroïnes nées sous la plume de Shakespeare, Pouchkine, Dumas, Proust,  Prévert ou Mérimée, dont les tourments parlent au coeur de tous. A l’instar de ces grands noms de la littérature, tu allais te forger un style et conter sans autre langage que celui de ta somptueuse danse le destin de Juliette, Tatiana, Marguerite , Albertine, Garance, Carmen , Manon, Nikiya et tant d’autres.


Bien avant que tu ne sois soliste, je n’eus aucun mal à discerner ta silhouette au sein du corps de ballet. La carnation diaphane de ton visage et de ton dos captait la lumière avec tant d’intensité que tu semblais nimbée d’une gloire comme ces créatures célestes figurant sur les vitraux des cathédrales. Ta légèreté éthérée quand tu t’élançais dans les airs a fait de toi une Sylphide mémorable. Quant à la douceur mélancolique inscrite dans les ports de bras de ta Giselle , elle n’a eu de cesse de nous émouvoir, ton public et moi, quand tu parvins enfin à soustraire Albrecht à la vindicte de la reine des Willis, au Royaume des Ombres. Que dire de tes jambes! Elle semblaient avoir été ciselées dans le marbre de Paros par les ciseaux d’un Phidias. 


Mon plus beau souvenir de toi, ce fut  le jour où tu fus nommée Etoile. Tu incarnais Tatiana dans le ballet Onéguine de John Cranko. Ta sensibilité avait séduit l'ayant droit du chorégraphe qui t’avait imposée comme soliste lors de la première de ce ballet qui faisait son entrée au répertoire de l’Opéra de Paris. C’était un soir d’avril  2009. Quand le rideau ne tomba pas comme à l’accoutumée à la fin du spectacle, je compris que ton nom s'apprêtait à être inscrit sur l'airain immatériel de la postérité. Toutes ces années passées dans ton ombre m’éclaboussaient enfin de ta lumière. C’est ce jour là, calfeutrée dans la loge tendue de velours  de l’impératrice, que je reçus de toi, sous les ovations du public en liesse, un salut empreint de majesté et de tendresse, qui semblait me dire : il faut toujours croire à sa bonne étoile …

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