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lundi 3 janvier 2022





 Entre hommages et commémorations, cette année a été fertile en génuflexions oratoires au pied du tombeau des infortunés moissonnés par la pandémie. Cette pratique encomiastique post mortem est certes louable mais, tout bien considéré, elle n’apporte de reconnaissance qu’au thuriféraire qui l’exerce, puisque le dédicataire n’est plus présent pour en savourer le fruit. Aussi, pour clore l’année, je me propose de porter un toast à la vie : honorer une interprète dont l’existence a été et est encore vouée à un art qui, parce qu’il exige un don absolu du corps, de l’esprit et de l’âme, s’élève au-dessus de tous les autres arts.


Avant de briller sur les scènes prestigieuses des théâtres chargés d'histoire qui parsèment le monde, c’est sur la scène ô combien plus précieuse de mon enfance que je t’ai vue évoluer pour la première fois. Précieuse, comme ces gemmes scintillantes que l’on conserve dans un écrin, comme l’émeraude du ballet "Joyaux" de Balanchine que tu interprétas plus tard sous les ors du palais Garnier. J’étais loin de me douter, quand, enfant,  je soulevais le couvercle d’un coffret et m’émerveillais à la vue d’une  ballerine miniature mue par un mécanisme ingénieux, que tu allais, toi, ma sœur, m’éblouir plus encore. Avec ton seul talent, sans aucun artifice, tu incarnerais les héroïnes nées sous la plume de Shakespeare, Pouchkine, Dumas, Proust,  Prévert ou Mérimée, dont les tourments parlent au coeur de tous. A l’instar de ces grands noms de la littérature, tu allais te forger un style et conter sans autre langage que celui de ta somptueuse danse le destin de Juliette, Tatiana, Marguerite , Albertine, Garance, Carmen , Manon, Nikiya et tant d’autres.


Bien avant que tu ne sois soliste, je n’eus aucun mal à discerner ta silhouette au sein du corps de ballet. La carnation diaphane de ton visage et de ton dos captait la lumière avec tant d’intensité que tu semblais nimbée d’une gloire comme ces créatures célestes figurant sur les vitraux des cathédrales. Ta légèreté éthérée quand tu t’élançais dans les airs a fait de toi une Sylphide mémorable. Quant à la douceur mélancolique inscrite dans les ports de bras de ta Giselle , elle n’a eu de cesse de nous émouvoir, ton public et moi, quand tu parvins enfin à soustraire Albrecht à la vindicte de la reine des Willis, au Royaume des Ombres. Que dire de tes jambes! Elle semblaient avoir été ciselées dans le marbre de Paros par les ciseaux d’un Phidias. 


Mon plus beau souvenir de toi, ce fut  le jour où tu fus nommée Etoile. Tu incarnais Tatiana dans le ballet Onéguine de John Cranko. Ta sensibilité avait séduit l'ayant droit du chorégraphe qui t’avait imposée comme soliste lors de la première de ce ballet qui faisait son entrée au répertoire de l’Opéra de Paris. C’était un soir d’avril  2009. Quand le rideau ne tomba pas comme à l’accoutumée à la fin du spectacle, je compris que ton nom s'apprêtait à être inscrit sur l'airain immatériel de la postérité. Toutes ces années passées dans ton ombre m’éclaboussaient enfin de ta lumière. C’est ce jour là, calfeutrée dans la loge tendue de velours  de l’impératrice, que je reçus de toi, sous les ovations du public en liesse, un salut empreint de majesté et de tendresse, qui semblait me dire : il faut toujours croire à sa bonne étoile …

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