Pages

Nombre total de pages vues

lundi 29 avril 2019



Le souci du détail, ce n’est pas être pointilleux que de l’avoir, Messieurs. C’est votre allié le plus sûr pour conquérir sinon le cœur de la femme de votre vie, du moins celui d’une potentielle amie .

Un point de couture bâclé trahira la provenance peu reluisante de votre chemise pourtant immaculée. Une paire de chaussettes en coton grossier sera l’indice d’un statut social peu élevé, même si vous vous évertuez chaque jour à vous parer d’un costume de jeune premier .

Et que dire de vos goûts musicaux ! Ils seront le critère infaillible de votre beaufitude avérée ou de votre distinction innée. Chantres de Johnny ou de Céline, passez votre chemin. Le royaume de nos yeux ne vous appartiendra point .

Quant à la façon dont vous vous exprimez, un accent trop marqué ou une logorrhée non maîtrisée et vous voilà à jamais répudiés. Sans parler d’un parfum bon marché: De grâce, fâcheux coquets, abstenez-vous de vous en asperger ! Nos narines seraient soumises  à un désagrément olfactif qui engendrerait un haut-le cœur fatal à vos visées.

Mais une apparence physique irréprochable n’est que la première épreuve dont vous devrez triompher dans votre quête du Graal féminin. Il vous faudra ensuite faire montre de diplomatie et surtout de galanterie, n’en déplaise aux féministes. Pour prouver que vous nous méritez, choisissez un lieu approprié et ne lésinez pas sur le repas que vous nous offrirez. Un verre , fût-il du meilleur champagne , ne suffirait  pas à nous galvaniser.Tout au plus parviendrait -il à nous faire chanceler. La gastronomie française, pour le coup, est éminemment  prisée. Évitez en priorité les cuisines trop épicées. Elles ne sont guère propices au premier baiser.

Enfin, dès le dîner terminé et l’addition réglée —la peste soit de l’avare et des avaricieux ! , dixit Molière —, raccompagnez-nous chez nous sans exiger de tribut indécent. Montrez-vous patients si l’on vous témoigne de la distance, et contentez-vous de nos remerciements .

D’aucuns considèreront ces préceptes comme passablement démodés. Les mâles alpha les qualifieront même de billevesées et m’accuseront de vouloir mettre à mal leur virilité. Loin de moi la pensée  de vouloir vous émasculer! Mais à force d’avoir puisé des idées dans Fifty Shades of Grey , trop d’entre vous semblent avoir  oublié que séduire une femme requiert le savoir-faire d’un chevalier, et non d’un palefrenier ...

dimanche 14 avril 2019




                 
 En l'honneur du 200ème anniversaire de la naissance de Walt whitman (1819 -1892) , poète américain que je chéris en mon coeur.

  « What indeed is beautiful, except Death and Love? ». Ce vers extrait de « Scented Herbage of My Breast »  nous permet de mesurer la pertinence de l’étude de l’amour et la mort dans Feuilles d’Herbe de Walt Whitman . En effet, non seulement l’occurence des deux termes coordonnés s’y trouve-t-elle attestée , mais aussi le jugement du poète,  qui attribue à l’amour comme à la mort une qualité esthétique , aussi paradoxal que cela puisse paraître pour ce qui est du deuxième terme.
    On ne peut nier, pour commencer, que  l’amour sous toutes ses formes tient une place prépondérante dans le recueil, qu’il soit amour charnel entre hommes et femmes ( amativeness ), fraternité entre hommes (adhesiveness), ou bien amour divin,  reflété dans l’amour immodéré que Whitman ressent pour la nature et le Cosmos, émanations de Dieu selon la perspective transcendantaliste. De même la mort, qu’elle soit la conséquence des massacres des soldats durant  la guerre de Secession dont s’inspire  la section « Drumtaps », ou qu’elle soit la clé de la connaissance pour le jeune poète en herbe mis en scène dans   « Out of the Cradle», contamine l’ensemble du recueil . 
   Mais quel rapport les 2 notions entretiennent-elles entre elles?  Quel lien logique introduit la conjonction de coordination « et » entre amour et mort? Serait-ce un rapport d’ opposition (et : contre) ou bien d’association (et: avec) ? L’amour s’oppose t’il à la mort , ou bien assiste-t-on à l’union de l’amour et de la mort? A moins que la conjonction ne se perçoive  comme un lien logique , impliquant que l’amour engendre la mort ? 
   Nous nous emploierons à démontrer que le chant d’amour qui émane de Leaves of Grass , pour autant qu’il célèbre la vie, n’en est pas moins un hymne amoureux à la mort .
   En premier lieu, nous nous pencherons sur la centralité du corps physique du sujet poétique en tant que vecteur d’amour , géniteur fantasmé et négateur de mort .
   Nous verrons ensuite que ce don du corps tel qu’il est décrit par la voix poétique peut parfois mener jusqu’au sacrifice et donc à la mort .
   Enfin, nous nous demanderons  dans quelle mesure le recueil poétique de Whitman peut être envisagé comme une exhortation paradoxale à éprouver de l’ amour pour la mort .

                                   
   Si Walt Whitman présente dans ses Carnets , le recueil des Feuilles d’Herbe comme une nouvelle bible et qu’il se définit volontiers comme un nouveau Christ, figure d’amour, c’est pour bien signifier l’amour qu’il éprouve pour ses compatriotes bâtisseurs de la démocratie américaine . Et cet amour pour le « modern man » , comme il le désigne, se traduit dans ses chants par la nouvelle relation qu’il instaure au corps , et à son corps en particulier . Sans pudeur aucune , il en célèbre la fonction procréatrice, génératrice de vie et négatrice de mort . Ainsi s’offre-t-il  aux femmes , comme aux hommes,  à  dessein  d’engendrer un nouveau monde . Dans « A Woman Waits for me » , il célèbre l’amativité (amativeness)  en ensemençant sa compagne et en se projetant dans les générations à venir qui n’auront de cesse de repousser la mort: « the babes I beget upon you are to beget babes in their turn ». L’union sexuelle avec des hommes, qu’il nomme adhésivité (adhesiveness), occupe une place encore plus prépondérante , quant à elle . Ainsi dans la section 3 de « Song of Myself »,   « the hugging and loving bed-fellow sleeps at my side » ne laisse aucun doute sur l’identité sexuelle du partenaire. Même s’il n’y a pas procréation au sens propre, ces diverses rencontres homoérotiques , qu’elles soient réelles ou fantasmées, mettent toujours en présence des corps virils en mouvement , et donc pleins de vie comme le suggère le regard admiratif du sujet poétique quand il contemple un cocher noir américain à la plastique athlétique ( « his polish’d and perfect limbs.) et dont la chemise entrebâillée éveille le désir du poète : « His blue shirt exposes his ample neck and breast ». La prolifération des verbes d’action au participe présent dans le recueil insiste sur cette notion de mouvement perpétuel auquel d’ailleurs participe le sujet poétique,et qui s’oppose à un statisme mortifère . L’accumulation des verbes de déplacement « voyaging », «  walking , « hurrying »,   ainsi que la  juxtaposition de cinq verbes au participe présent au sein du même vers « storming, enjoying , planning, loving, cautioning » pour caractériser le dynamisme du poète dans la section 33 de « Song of Myself »,  l’atteste. 

   Quand il ne s’unit pas au corps d’un ou d’une autre, le corps du sujet poétique se fond amoureusement dans la nature,  miroir de la divinité selon le Sage de Concord , Emerson, fondateur de la philosophie transcendantaliste, et pour qui le monde sensible fait partie de la sur-âme (oversoul) : dans la section 21 de « Song of Myself », le poète appelle de ses voeux une union hiérogamique avec la nuit, la terre et la mer personnifiées qui lui fera accéder à une jouissance mystique . Entre le poète et les éléments du cosmos s’établit un rapport de réciprocité amoureuse : « Prodigal you have given me love—therefore I to you give love. » Le terme « prodigal » , au sens de « fertile » pour désigner la terre, souligne aussi symboliquement que la parole du poète se voit fécondée, et donc que la rencontre entre nature et poète est fructueuse et génératrice de vie , de création poétique, et non de mort , de stérilité créatrice. Il en est de même de son accouplement avec la mer à qui il demande de l’envelopper amoureusement de son humidité dans la même section , et à qui il rend la monnaie de sa pièce (en filant la métaphore initiée par le verbe « repay »)  en offrant au lecteur un vers ponctué de dactyles imitant le flux et reflux des vagues , symbole du cours cyclique de la vie: «  Dash me with amorous wet, I can repay you » . 


          Mais si la mer peut,  dans certains poèmes,  être dotée de qualités aimantes, elle peut aussi apparaître sous les traits d’une mère cruelle et volontiers homicidaire, précipitant la mort des naufragés , comme dans « As I Ebbed » : «  you fierce old mother , endlessly cry for your castaways ». Ainsi la mer est-elle source ambivalente de vie et de mort, d’amour et de haine. Et l’amour constant que ressent le poète pour cette mère dont il recherche le contact lui fait appréhender paradoxalement la mort , de sorte qu’il l’implore de l’épargner dans la dernière section du poème : «  « Rustle not up so hoarse and angry against my feet as I touch you or gather from you. » 

   De même , l’amour qu’il éprouve pour ses « comrades » américains n’est pas sans danger pour son intégrité corporelle , du moins symboliquement. Car le sujet poétique ne se contente pas d’offrir son corps comme objet sexuel à ses compatriotes, il se propose comme victime sacrificielle pour assouvir leur faim cannibale dans un banquet contre-nature, comme l’illustre la section 19 de « Song of Myself »: « this is the meal equally set, this is the meat for natural hunger ». Son corps est métaphorisé en morceau de viande,  et dans un acte d’amour infini et de sacrifice,   il invite tous les hommes sans exception , même les malades vénériens, désignés par le néologisme « venerealee »,  à s’en repaître. Il nous apparaît évident que ce don somatique doit se lire symboliquement . Le corps du poète serait une métaphore du corps du texte poétique offert aux lecteurs. 

   Enfin son assimilation au Christ , victime sacrificielle s’il en est , couronne la  succession d’identifications du poète à des figures  donnant leur vie au nom de l’amour pour leur prochain: « my own crucifixion & bloody crowning ». Dans ce cas précis , la crucifixion mentionnée doit s’interpréter comme la métaphore de la douleur ressentie par Whitman lors de la réception houleuse de son recueil. La réaction hostile de ses contemporains reflétait leur condamnation de la célébration poétique de l’acte sexuel que Thoreau lui-même jugeait bestial :“It is as if the beasts spoke. »

   Dans une perspective inversée, ce n’est pas le corps du poète, qui, pour prix de son amour, se voit menacé de mort par noyade, ingestion cannibale ou crucifixion, mais le corps de ses « comrades » soldats victimes du carnage de la Guerre de Sécession. Dans le poème « The Wound-Dresser » issu de la section « Drumtaps », le lecteur assiste à la mise en scène réaliste de corps de soldats mutilés et souffrants , dont les plaies sont pansées par un Whitman plein d’empathie . Cette fois-ci la réciprocité des élans d’amour entre Whitman (il s’était en effet porté volontaire en tant qu’infirmier dans un hôpital à Washington) et les mourants se solde par la mort . L’amour se trouve impuissant face à la mort, comme l’atteste ce baiser d’adieu que semble donner un mourant au poète : «  Many a soldier’s kiss dwells on these bearded lips ».


          Paradoxalement , même dans le contexte de la guerre où la mort est perçue comme injuste, le poète s’adresse à elle avec amour. Dans le même poème cité précédemment, l’apostrophe à la mort est empreinte de douceur : «  Come sweet death! be persuaded O beautiful death! ». Loin d’être stigmatisée, la mort est accueillie avec amour . Elle n’est pas crainte . On peut d’ailleurs rappeler que l’intention avouée de Whitman dans son ouvrage en prose Perspectives Démocratiques (Democratic Vistas) est de composer le grand poème de la mort : «  to compose the great poem of death. » 

   En premier lieu, on peut remarquer que cet amour pour la mort se manifeste en amour pour les morts , qu’ils soient anonymes ou illustres . Dans la section 43 de « Song of Myself » , Whitman insiste pour ne pas omettre de rendre hommage ,  dans ses chants, aux hommes ou femmes anonymes disparus prématurément : « it cannot fail the young man who died and was buried ». Dans « When Lilacs Last in the Dooryard Bloomed » , c’est au président Lincoln, héros tragique de la guerre de Sécession,  que Whitman rend hommage. Mais l’élégie qu’il compose par amour pour le disparu « him I love » , lui qui pourtant reste non-nommé tout au long du poème, se transmue en chant d’amour pour la mort à travers l’inclusion du chant de la grive solitaire : «  I float this carol with joy, with joy to thee O death. » C’est l’oiseau qui fait prendre conscience au poète de l’inévitabilité de la mort et de sa beauté . 

   C’est d’ailleurs par le biais d’un autre oiseau et de son chant de détresse adressé à sa partenaire disparue, que le poète-enfant mis en scène dans la  réminiscence au coeur de « Out of the Cradle endlessly rocking » prend acte de l’existence de la mort . Son apparition brutale se traduit dans la prosodie par le passage du rythme ternaire des anapestes , associé aux comptines , au rythme binaire des spondées, dont le martèlement sonore dans la répétition des cinq monosyllabes « death » résonne à la fin du poème . On peut aller plus loin en disant que l’amour et la mort dans ce poème sont inextricablement liés dans le sens où la révélation de la mortalité apparaît dans un contexte amoureux, celui du couple d’oiseaux migrant d’Alabama. Et c’est la mer, personnifiée en « fierce old mother » comme dans « As I Ebbed » cité précédemment, qui délivre la clé réclamée par l’enfant de l’énigme de l’oiseau mélancolique : « O gave me the clew! » . Loin de susciter l’effroi, la mort est perçue comme une épiphanie et est présentée comme la source de la vocation poétique du sujet enfant mis en scène, i.e de Whitman lui-même qui apparaît comme le barde en devenir: « the outsetting bard ». Elle est même douée d’une certaine sensualité génératrice de désir comme le suggère l’adjectif « delicious »: « That strong and delicious word ». 

    Cette délectation pour la mort, à ne pas confondre avec un attrait pour la  morbidité , Whitman nous la fait ressentir tout au long du recueil , allant même jusqu’à vouloir la rendre enivrante dans  « Scented Herbage of My Breast »: « through me shall the words be said to make death exhilarating » .Ce paradoxe est levé quand on comprend que pour Whitman, l’amour de la mort va de pair avec un amour pour la vie. Une fois encore, le corps physique est sollicité pour permettre à Whitman de nous donner la clé de ce paradoxe , mais cette fois, il s’agit du corps mort, du cadavre évoqué dans « Song of Myself » : « And as to you Corpse I think you are good manure, but that does not offend me ». Au lieu d’éprouver du dégoût pour la chair en décomposition, le poète voit au contraire en elle l’engrais qui permettra à la végétation de pousser, et , avant toute chose, à l’herbe , cette infime parcelle de la nature que le Barde de l’Amérique a choisi de célébrer dans son oeuvre au point d’en faire le titre de son recueil. L’herbe n’est-elle pas  métamorphosée en « splendide et folle chevelure des tombes « : « the beautiful uncut hair of graves »? Pour Whitman , le brin d’herbe symbolise le trait d’union entre la vie et la mort, car il pousse sur les tombes , réceptacles des défunts,  tout en évoquant la vie en puissance contenue dans  la chevelure qui croit chez les vivants .

                               

           En dernière analyse , ne pourrait-on pas conclure notre étude en disant que   Feuilles d’Herbe nous propose d’assister non pas à un combat entre l’amour et la mort,  mais plutôt aux noces de l’amour et de la mort?  Le poète , dont la mission avouée  est de  chanter son amour pour l’homme et pour le monde sensible , miroir du divin, n’a-t-il pas découvert sa vocation de barde grâce à la révélation de la mort , comme semble nous le suggérer le poème « Out of the Cradle »? Quoi qu’il en soit , notre étude nous a permis de lever le voile sur la centralité , au coeur du recueil , du corps  du sujet poétique , qu’il soit vivant ou mort. On assiste,  d’une part,  à un hymne à la vie dans les poèmes où le corps enivré d’amour s’ébat dans la mer ou se noie dans des étreintes le conduisant d’ailleurs à cette petite mort , autre nom de la jouissance sexuelle.  Si le corps du poète , métonymie de son oeuvre poétique , y est offert en pâture au lecteur dans un banquet anthropophage , le sacrifice de ce corps mis à mort  n’en est pas vraiment un , car pour Whitman, la mort est source de vie : de même que le cadavre sert d’engrais pour les feuilles d’herbe qui pousseront sur les tombes, de même le corps de papier,  composé par les feuilles de son ouvrage qu’il offre en banquet aux lecteurs présents et futurs,  permettront , selon lui , de faire germer le « modern man » qu’il appelle de ses voeux pour fonder une religion de l’amour. 

#waltwhitman