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jeudi 15 août 2019





Je me suis souvent demandé pourquoi les édifices en ruines recèlent ce pouvoir de fascination persistant, quelle que soit l’époque où l’oeil les contemple. Les siècles se succèdent sans que faiblisse notre engouement pour les pierres érodées, phénomène d’autant plus étonnant qu’urbanistes et architectes vouent un culte immodéré au goudron et au béton armé. D’où nous vient cet attrait pour la désintégration minérale alors que, paradoxalement, notre rhétorique fait la part belle à la métaphore de la construction architecturale ?

Si le mot « ruines » a partie liée avec la notion de construction, ce n’est que pour en évoquer la trace. Pour qu’il y ait « ruine » , il faut qu’il y ait eu « construction », certes, mais aussi abandon ou destruction. En somme, la ruine n’évoque un édifice construit que pour mieux le nier . Et c’est dans la présence fantomatique de ce qui fut que se loge notre attachement à ce qui demeure, attachement d’autant plus fort que la ruine n’a pour seule ligne d’horizon que l’extinction, le néant, ou, en termes plus prosaïques, la mort .

Or l’extinction est consubstantielle à notre condition. En contemplant des ruines et en mesurant l’altération qui affecte l’un des matériaux réputés les plus pérennes, nous nous invitons, sans le percevoir vraiment, au spectacle de notre déchéance future. La pierre en ruine nous fait prendre conscience d’une illusion que nous entretenons notre vie durant : celle de l’indélébilité de notre empreinte sur terre. Nous avons eu beau célébrer avec pompe notre ancrage terrestre et notre croyance à une vie céleste en érigeant palais et tombeaux, ils tomberont un jour en poussière.

Si la pierre, socle des civilisations, est elle-même périssable , que nous reste-t-il donc pour conjurer notre finitude ? Horace nous en donne la clé dans ses Odes: « Exegi monumentum aere perennius »: J'ai achevé un monument plus durable que l’airain . Le seul monument que la ruine épargnera toujours aura pour nom poésie , car elle n’a besoin d’aucun support pour survivre à elle-même : elle s’inscrit dans le marbre infrangible de la mémoire humaine.