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jeudi 30 janvier 2020








  Il est des soirs qui sonnent comme le tocsin de la défaite. Quand le bataillon interminable des heures, transperçant  de leur baïonnette le pâle soleil d’hiver, le jettent dans la Seine complice qui le glisse furtivement dans les plis de son corsage de moire. 

L’espoir courageux a pourtant livré bataille , croisant le fer avec son ennemi juré et brandissant son étendard au dessus de la mêlée, mais rien n’a pu empêcher la débâcle : la victoire tomba inéluctablement aux mains du désespoir.


 Plus aucune étoile n’éclaire le ciel aussi noir que l’ ardoise vierge d’un écolier enfui. Drapée dans son linceul, la lune morte en couche gît dans l’obscurité, veillée par la sentinelle de la nuit, en pleurs.

dimanche 19 janvier 2020





Allée des cygnes. Du pont de Grenelle à celui de Bir Hakeim, tu offres ton îlot de quiétude au promeneur solitaire en quête de plénitude.

La nuit, tu déroules ton tapis d’ombre parcouru de part en part du frémissant scintillement des réverbères, vigiles dociles et impassibles montant la garde au bord de la Seine au sein aussi sombre que l’Erèbe.

Puis le jour pointe. Plus matinaux que les autres, des sportifs isolés dont le cœur bat plus vite à défaut de battre plus fort, effleurent tes dalles de leurs pieds ailés, inhalant ton air frais et exhalant la frayeur d’une nuit sans sommeil. Ils évitent du regard ceux dont le cœur bat pour deux,  venus cadenasser leur amour au pied de la dame à la couronne drapée de vert, sœur cadette de celle qui brandit le flambeau du Nouveau Monde.

Viennent ensuite les âmes esseulées: vieillards désemparés, chiens muselés, ados déboussolés juchés sur des bancs déglingués, SDF chargés de sacs pleins du  vide de leur existence, et moi, que plus aucune amarre ne retient à ce monde depuis que mon cœur exsangue s’est emmuré vivant dans un tombeau sans nom.

Mais, ne voilà-t-il pas que, à mi-chemin de mon pèlerinage, fière et hiératique, souveraine sans trône mais indétrônable, la majestueuse dame de fer transperce le ciel lourd de mauvais présages de l’éperon de son casque?

J’attendrai la venue du crépuscule, ce moment magique où elle déposera les armes et où son armure d’acier se transmuera en tenue étoilée. Puis je reviendrai vers toi, allée aux cygnes depuis longtemps envolés, et ton ruban de terre bordé d’arbres dénudés portera mes pas jusqu’à ton extrémité où , prenant un nouveau départ, je viendrai, peut-être, décadenasser le fantôme d’un amour qui n’a jamais existé .

jeudi 15 août 2019





Je me suis souvent demandé pourquoi les édifices en ruines recèlent ce pouvoir de fascination persistant, quelle que soit l’époque où l’oeil les contemple. Les siècles se succèdent sans que faiblisse notre engouement pour les pierres érodées, phénomène d’autant plus étonnant qu’urbanistes et architectes vouent un culte immodéré au goudron et au béton armé. D’où nous vient cet attrait pour la désintégration minérale alors que, paradoxalement, notre rhétorique fait la part belle à la métaphore de la construction architecturale ?

Si le mot « ruines » a partie liée avec la notion de construction, ce n’est que pour en évoquer la trace. Pour qu’il y ait « ruine » , il faut qu’il y ait eu « construction », certes, mais aussi abandon ou destruction. En somme, la ruine n’évoque un édifice construit que pour mieux le nier . Et c’est dans la présence fantomatique de ce qui fut que se loge notre attachement à ce qui demeure, attachement d’autant plus fort que la ruine n’a pour seule ligne d’horizon que l’extinction, le néant, ou, en termes plus prosaïques, la mort .

Or l’extinction est consubstantielle à notre condition. En contemplant des ruines et en mesurant l’altération qui affecte l’un des matériaux réputés les plus pérennes, nous nous invitons, sans le percevoir vraiment, au spectacle de notre déchéance future. La pierre en ruine nous fait prendre conscience d’une illusion que nous entretenons notre vie durant : celle de l’indélébilité de notre empreinte sur terre. Nous avons eu beau célébrer avec pompe notre ancrage terrestre et notre croyance à une vie céleste en érigeant palais et tombeaux, ils tomberont un jour en poussière.

Si la pierre, socle des civilisations, est elle-même périssable , que nous reste-t-il donc pour conjurer notre finitude ? Horace nous en donne la clé dans ses Odes: « Exegi monumentum aere perennius »: J'ai achevé un monument plus durable que l’airain . Le seul monument que la ruine épargnera toujours aura pour nom poésie , car elle n’a besoin d’aucun support pour survivre à elle-même : elle s’inscrit dans le marbre infrangible de la mémoire humaine.

dimanche 7 juillet 2019







Je me prends souvent à t’imaginer,
Allongé tel un Atlante terrassé par la pesanteur de la nuit,
Gisant de chair sans défense en proie à l’inconscience du jour naissant .

C’est dans ces moments-là que je m’émeus de toi et que mes lèvres fébriles adressent une oraison fervente aux cieux muets qui s’éclairent .

Sur ton corps ensommeillé,
Je dépose l’offrande d’un  baiser .
Il s’évapore comme la rosée poursuivie par les lances mordorées d’un soleil conquérant d’été .

lundi 29 avril 2019



Le souci du détail, ce n’est pas être pointilleux que de l’avoir, Messieurs. C’est votre allié le plus sûr pour conquérir sinon le cœur de la femme de votre vie, du moins celui d’une potentielle amie .

Un point de couture bâclé trahira la provenance peu reluisante de votre chemise pourtant immaculée. Une paire de chaussettes en coton grossier sera l’indice d’un statut social peu élevé, même si vous vous évertuez chaque jour à vous parer d’un costume de jeune premier .

Et que dire de vos goûts musicaux ! Ils seront le critère infaillible de votre beaufitude avérée ou de votre distinction innée. Chantres de Johnny ou de Céline, passez votre chemin. Le royaume de nos yeux ne vous appartiendra point .

Quant à la façon dont vous vous exprimez, un accent trop marqué ou une logorrhée non maîtrisée et vous voilà à jamais répudiés. Sans parler d’un parfum bon marché: De grâce, fâcheux coquets, abstenez-vous de vous en asperger ! Nos narines seraient soumises  à un désagrément olfactif qui engendrerait un haut-le cœur fatal à vos visées.

Mais une apparence physique irréprochable n’est que la première épreuve dont vous devrez triompher dans votre quête du Graal féminin. Il vous faudra ensuite faire montre de diplomatie et surtout de galanterie, n’en déplaise aux féministes. Pour prouver que vous nous méritez, choisissez un lieu approprié et ne lésinez pas sur le repas que vous nous offrirez. Un verre , fût-il du meilleur champagne , ne suffirait  pas à nous galvaniser.Tout au plus parviendrait -il à nous faire chanceler. La gastronomie française, pour le coup, est éminemment  prisée. Évitez en priorité les cuisines trop épicées. Elles ne sont guère propices au premier baiser.

Enfin, dès le dîner terminé et l’addition réglée —la peste soit de l’avare et des avaricieux ! , dixit Molière —, raccompagnez-nous chez nous sans exiger de tribut indécent. Montrez-vous patients si l’on vous témoigne de la distance, et contentez-vous de nos remerciements .

D’aucuns considèreront ces préceptes comme passablement démodés. Les mâles alpha les qualifieront même de billevesées et m’accuseront de vouloir mettre à mal leur virilité. Loin de moi la pensée  de vouloir vous émasculer! Mais à force d’avoir puisé des idées dans Fifty Shades of Grey , trop d’entre vous semblent avoir  oublié que séduire une femme requiert le savoir-faire d’un chevalier, et non d’un palefrenier ...

dimanche 14 avril 2019




                 
 En l'honneur du 200ème anniversaire de la naissance de Walt whitman (1819 -1892) , poète américain que je chéris en mon coeur.

  « What indeed is beautiful, except Death and Love? ». Ce vers extrait de « Scented Herbage of My Breast »  nous permet de mesurer la pertinence de l’étude de l’amour et la mort dans Feuilles d’Herbe de Walt Whitman . En effet, non seulement l’occurence des deux termes coordonnés s’y trouve-t-elle attestée , mais aussi le jugement du poète,  qui attribue à l’amour comme à la mort une qualité esthétique , aussi paradoxal que cela puisse paraître pour ce qui est du deuxième terme.
    On ne peut nier, pour commencer, que  l’amour sous toutes ses formes tient une place prépondérante dans le recueil, qu’il soit amour charnel entre hommes et femmes ( amativeness ), fraternité entre hommes (adhesiveness), ou bien amour divin,  reflété dans l’amour immodéré que Whitman ressent pour la nature et le Cosmos, émanations de Dieu selon la perspective transcendantaliste. De même la mort, qu’elle soit la conséquence des massacres des soldats durant  la guerre de Secession dont s’inspire  la section « Drumtaps », ou qu’elle soit la clé de la connaissance pour le jeune poète en herbe mis en scène dans   « Out of the Cradle», contamine l’ensemble du recueil . 
   Mais quel rapport les 2 notions entretiennent-elles entre elles?  Quel lien logique introduit la conjonction de coordination « et » entre amour et mort? Serait-ce un rapport d’ opposition (et : contre) ou bien d’association (et: avec) ? L’amour s’oppose t’il à la mort , ou bien assiste-t-on à l’union de l’amour et de la mort? A moins que la conjonction ne se perçoive  comme un lien logique , impliquant que l’amour engendre la mort ? 
   Nous nous emploierons à démontrer que le chant d’amour qui émane de Leaves of Grass , pour autant qu’il célèbre la vie, n’en est pas moins un hymne amoureux à la mort .
   En premier lieu, nous nous pencherons sur la centralité du corps physique du sujet poétique en tant que vecteur d’amour , géniteur fantasmé et négateur de mort .
   Nous verrons ensuite que ce don du corps tel qu’il est décrit par la voix poétique peut parfois mener jusqu’au sacrifice et donc à la mort .
   Enfin, nous nous demanderons  dans quelle mesure le recueil poétique de Whitman peut être envisagé comme une exhortation paradoxale à éprouver de l’ amour pour la mort .

                                   
   Si Walt Whitman présente dans ses Carnets , le recueil des Feuilles d’Herbe comme une nouvelle bible et qu’il se définit volontiers comme un nouveau Christ, figure d’amour, c’est pour bien signifier l’amour qu’il éprouve pour ses compatriotes bâtisseurs de la démocratie américaine . Et cet amour pour le « modern man » , comme il le désigne, se traduit dans ses chants par la nouvelle relation qu’il instaure au corps , et à son corps en particulier . Sans pudeur aucune , il en célèbre la fonction procréatrice, génératrice de vie et négatrice de mort . Ainsi s’offre-t-il  aux femmes , comme aux hommes,  à  dessein  d’engendrer un nouveau monde . Dans « A Woman Waits for me » , il célèbre l’amativité (amativeness)  en ensemençant sa compagne et en se projetant dans les générations à venir qui n’auront de cesse de repousser la mort: « the babes I beget upon you are to beget babes in their turn ». L’union sexuelle avec des hommes, qu’il nomme adhésivité (adhesiveness), occupe une place encore plus prépondérante , quant à elle . Ainsi dans la section 3 de « Song of Myself »,   « the hugging and loving bed-fellow sleeps at my side » ne laisse aucun doute sur l’identité sexuelle du partenaire. Même s’il n’y a pas procréation au sens propre, ces diverses rencontres homoérotiques , qu’elles soient réelles ou fantasmées, mettent toujours en présence des corps virils en mouvement , et donc pleins de vie comme le suggère le regard admiratif du sujet poétique quand il contemple un cocher noir américain à la plastique athlétique ( « his polish’d and perfect limbs.) et dont la chemise entrebâillée éveille le désir du poète : « His blue shirt exposes his ample neck and breast ». La prolifération des verbes d’action au participe présent dans le recueil insiste sur cette notion de mouvement perpétuel auquel d’ailleurs participe le sujet poétique,et qui s’oppose à un statisme mortifère . L’accumulation des verbes de déplacement « voyaging », «  walking , « hurrying »,   ainsi que la  juxtaposition de cinq verbes au participe présent au sein du même vers « storming, enjoying , planning, loving, cautioning » pour caractériser le dynamisme du poète dans la section 33 de « Song of Myself »,  l’atteste. 

   Quand il ne s’unit pas au corps d’un ou d’une autre, le corps du sujet poétique se fond amoureusement dans la nature,  miroir de la divinité selon le Sage de Concord , Emerson, fondateur de la philosophie transcendantaliste, et pour qui le monde sensible fait partie de la sur-âme (oversoul) : dans la section 21 de « Song of Myself », le poète appelle de ses voeux une union hiérogamique avec la nuit, la terre et la mer personnifiées qui lui fera accéder à une jouissance mystique . Entre le poète et les éléments du cosmos s’établit un rapport de réciprocité amoureuse : « Prodigal you have given me love—therefore I to you give love. » Le terme « prodigal » , au sens de « fertile » pour désigner la terre, souligne aussi symboliquement que la parole du poète se voit fécondée, et donc que la rencontre entre nature et poète est fructueuse et génératrice de vie , de création poétique, et non de mort , de stérilité créatrice. Il en est de même de son accouplement avec la mer à qui il demande de l’envelopper amoureusement de son humidité dans la même section , et à qui il rend la monnaie de sa pièce (en filant la métaphore initiée par le verbe « repay »)  en offrant au lecteur un vers ponctué de dactyles imitant le flux et reflux des vagues , symbole du cours cyclique de la vie: «  Dash me with amorous wet, I can repay you » . 


          Mais si la mer peut,  dans certains poèmes,  être dotée de qualités aimantes, elle peut aussi apparaître sous les traits d’une mère cruelle et volontiers homicidaire, précipitant la mort des naufragés , comme dans « As I Ebbed » : «  you fierce old mother , endlessly cry for your castaways ». Ainsi la mer est-elle source ambivalente de vie et de mort, d’amour et de haine. Et l’amour constant que ressent le poète pour cette mère dont il recherche le contact lui fait appréhender paradoxalement la mort , de sorte qu’il l’implore de l’épargner dans la dernière section du poème : «  « Rustle not up so hoarse and angry against my feet as I touch you or gather from you. » 

   De même , l’amour qu’il éprouve pour ses « comrades » américains n’est pas sans danger pour son intégrité corporelle , du moins symboliquement. Car le sujet poétique ne se contente pas d’offrir son corps comme objet sexuel à ses compatriotes, il se propose comme victime sacrificielle pour assouvir leur faim cannibale dans un banquet contre-nature, comme l’illustre la section 19 de « Song of Myself »: « this is the meal equally set, this is the meat for natural hunger ». Son corps est métaphorisé en morceau de viande,  et dans un acte d’amour infini et de sacrifice,   il invite tous les hommes sans exception , même les malades vénériens, désignés par le néologisme « venerealee »,  à s’en repaître. Il nous apparaît évident que ce don somatique doit se lire symboliquement . Le corps du poète serait une métaphore du corps du texte poétique offert aux lecteurs. 

   Enfin son assimilation au Christ , victime sacrificielle s’il en est , couronne la  succession d’identifications du poète à des figures  donnant leur vie au nom de l’amour pour leur prochain: « my own crucifixion & bloody crowning ». Dans ce cas précis , la crucifixion mentionnée doit s’interpréter comme la métaphore de la douleur ressentie par Whitman lors de la réception houleuse de son recueil. La réaction hostile de ses contemporains reflétait leur condamnation de la célébration poétique de l’acte sexuel que Thoreau lui-même jugeait bestial :“It is as if the beasts spoke. »

   Dans une perspective inversée, ce n’est pas le corps du poète, qui, pour prix de son amour, se voit menacé de mort par noyade, ingestion cannibale ou crucifixion, mais le corps de ses « comrades » soldats victimes du carnage de la Guerre de Sécession. Dans le poème « The Wound-Dresser » issu de la section « Drumtaps », le lecteur assiste à la mise en scène réaliste de corps de soldats mutilés et souffrants , dont les plaies sont pansées par un Whitman plein d’empathie . Cette fois-ci la réciprocité des élans d’amour entre Whitman (il s’était en effet porté volontaire en tant qu’infirmier dans un hôpital à Washington) et les mourants se solde par la mort . L’amour se trouve impuissant face à la mort, comme l’atteste ce baiser d’adieu que semble donner un mourant au poète : «  Many a soldier’s kiss dwells on these bearded lips ».


          Paradoxalement , même dans le contexte de la guerre où la mort est perçue comme injuste, le poète s’adresse à elle avec amour. Dans le même poème cité précédemment, l’apostrophe à la mort est empreinte de douceur : «  Come sweet death! be persuaded O beautiful death! ». Loin d’être stigmatisée, la mort est accueillie avec amour . Elle n’est pas crainte . On peut d’ailleurs rappeler que l’intention avouée de Whitman dans son ouvrage en prose Perspectives Démocratiques (Democratic Vistas) est de composer le grand poème de la mort : «  to compose the great poem of death. » 

   En premier lieu, on peut remarquer que cet amour pour la mort se manifeste en amour pour les morts , qu’ils soient anonymes ou illustres . Dans la section 43 de « Song of Myself » , Whitman insiste pour ne pas omettre de rendre hommage ,  dans ses chants, aux hommes ou femmes anonymes disparus prématurément : « it cannot fail the young man who died and was buried ». Dans « When Lilacs Last in the Dooryard Bloomed » , c’est au président Lincoln, héros tragique de la guerre de Sécession,  que Whitman rend hommage. Mais l’élégie qu’il compose par amour pour le disparu « him I love » , lui qui pourtant reste non-nommé tout au long du poème, se transmue en chant d’amour pour la mort à travers l’inclusion du chant de la grive solitaire : «  I float this carol with joy, with joy to thee O death. » C’est l’oiseau qui fait prendre conscience au poète de l’inévitabilité de la mort et de sa beauté . 

   C’est d’ailleurs par le biais d’un autre oiseau et de son chant de détresse adressé à sa partenaire disparue, que le poète-enfant mis en scène dans la  réminiscence au coeur de « Out of the Cradle endlessly rocking » prend acte de l’existence de la mort . Son apparition brutale se traduit dans la prosodie par le passage du rythme ternaire des anapestes , associé aux comptines , au rythme binaire des spondées, dont le martèlement sonore dans la répétition des cinq monosyllabes « death » résonne à la fin du poème . On peut aller plus loin en disant que l’amour et la mort dans ce poème sont inextricablement liés dans le sens où la révélation de la mortalité apparaît dans un contexte amoureux, celui du couple d’oiseaux migrant d’Alabama. Et c’est la mer, personnifiée en « fierce old mother » comme dans « As I Ebbed » cité précédemment, qui délivre la clé réclamée par l’enfant de l’énigme de l’oiseau mélancolique : « O gave me the clew! » . Loin de susciter l’effroi, la mort est perçue comme une épiphanie et est présentée comme la source de la vocation poétique du sujet enfant mis en scène, i.e de Whitman lui-même qui apparaît comme le barde en devenir: « the outsetting bard ». Elle est même douée d’une certaine sensualité génératrice de désir comme le suggère l’adjectif « delicious »: « That strong and delicious word ». 

    Cette délectation pour la mort, à ne pas confondre avec un attrait pour la  morbidité , Whitman nous la fait ressentir tout au long du recueil , allant même jusqu’à vouloir la rendre enivrante dans  « Scented Herbage of My Breast »: « through me shall the words be said to make death exhilarating » .Ce paradoxe est levé quand on comprend que pour Whitman, l’amour de la mort va de pair avec un amour pour la vie. Une fois encore, le corps physique est sollicité pour permettre à Whitman de nous donner la clé de ce paradoxe , mais cette fois, il s’agit du corps mort, du cadavre évoqué dans « Song of Myself » : « And as to you Corpse I think you are good manure, but that does not offend me ». Au lieu d’éprouver du dégoût pour la chair en décomposition, le poète voit au contraire en elle l’engrais qui permettra à la végétation de pousser, et , avant toute chose, à l’herbe , cette infime parcelle de la nature que le Barde de l’Amérique a choisi de célébrer dans son oeuvre au point d’en faire le titre de son recueil. L’herbe n’est-elle pas  métamorphosée en « splendide et folle chevelure des tombes « : « the beautiful uncut hair of graves »? Pour Whitman , le brin d’herbe symbolise le trait d’union entre la vie et la mort, car il pousse sur les tombes , réceptacles des défunts,  tout en évoquant la vie en puissance contenue dans  la chevelure qui croit chez les vivants .

                               

           En dernière analyse , ne pourrait-on pas conclure notre étude en disant que   Feuilles d’Herbe nous propose d’assister non pas à un combat entre l’amour et la mort,  mais plutôt aux noces de l’amour et de la mort?  Le poète , dont la mission avouée  est de  chanter son amour pour l’homme et pour le monde sensible , miroir du divin, n’a-t-il pas découvert sa vocation de barde grâce à la révélation de la mort , comme semble nous le suggérer le poème « Out of the Cradle »? Quoi qu’il en soit , notre étude nous a permis de lever le voile sur la centralité , au coeur du recueil , du corps  du sujet poétique , qu’il soit vivant ou mort. On assiste,  d’une part,  à un hymne à la vie dans les poèmes où le corps enivré d’amour s’ébat dans la mer ou se noie dans des étreintes le conduisant d’ailleurs à cette petite mort , autre nom de la jouissance sexuelle.  Si le corps du poète , métonymie de son oeuvre poétique , y est offert en pâture au lecteur dans un banquet anthropophage , le sacrifice de ce corps mis à mort  n’en est pas vraiment un , car pour Whitman, la mort est source de vie : de même que le cadavre sert d’engrais pour les feuilles d’herbe qui pousseront sur les tombes, de même le corps de papier,  composé par les feuilles de son ouvrage qu’il offre en banquet aux lecteurs présents et futurs,  permettront , selon lui , de faire germer le « modern man » qu’il appelle de ses voeux pour fonder une religion de l’amour. 

#waltwhitman

dimanche 24 mars 2019




Montaigne disait avec justesse que « Philosopher , c’est apprendre à mourir ». Loin de le contredire, j’ajouterai que c‘est aussi apprendre à naitre à la vie . 

On ne prend jamais assez conscience de la nature miraculeuse de l’existence,  que l’on perçoit comme allant de soi. Il est vrai qu’accéder à ce type de réflexion requiert une certaine maturité : seul l’écoulement du temps,  avec toutes les vicissitudes que cela implique, amène l’être humain à  méditer sur sa condition  Enfants , nous sommes trop occupés à développer nos facultés motrices, happés que nous sommes par un flot de perceptions sensorielles qui nous incitent à quitter très tôt la station allongée pour nous approprier l’espace. Les muscles des jambes sont sollicités dans l’apprentissage de la marche, puis ceux de la langue et des mâchoires pour celui de la parole, avant que le pouce, l’index  et le majeur ne soient appelés à coopérer pour nous donner nos premières satisfactions d’homo scribens. A chaque âge , sa peine.

Mais c’est peut-être dans la deuxième acception du mot « peine » qu’il nous faudrait chercher nos premières interrogations et la nécessité qui va devenir la nôtre de philosopher. Le chagrin dû à la perte d’un proche est souvent vecteur d’incompréhension. On se rend alors compte de la fragilité de la vie, mais aussi de l’arbitraire qui préside à notre destinée. Nous aurions pu naître dans un autre lieu et dans un autre temps, avoir d’autres parents. Mais nous sommes Nous, bon gré mal gré, et il nous faut poursuivre notre chemin, sur ces jambes qui nous ont portés, enfants, lorsque nous découvrions le monde, et continuer de naviguer avec notre flot d’expériences ancrées dans cet océan de connexions cérébrales plus vastes qu’une galaxie .

Pour apprendre à naître à la vie, il faut donc que périsse notre innocence et que chacun des chapitres du récit de notre vie comporte un memento mori. Comprendre que mourir est notre seule certitude, c’est ainsi métamorphoser la polyphonie de nos incertitudes en un épithalame à la vie. 

lundi 13 août 2018



«  I’m a broken guy. I’ve got a few screws loose ». Si l’on s’en tient aux propos inquiétants tenus, le 10 aout 2018, par Richard Russel, bagagiste de 29 ans aux commandes d’un bimoteur sans passagers qu’il a « volé » sur le tarmac de l’aéroport de Seattle, on serait tenté de qualifier de geste désespéré l’acte transgressif dont il s’est rendu l’auteur. Surtout que son escapade dans les airs a eu volontairement une issue tragique, ce qui nous donne tout lieu de croire qu’il avait décidé que ce vol serait le premier, mais aussi le dernier de sa courte vie. 

Le dernier, certes, mais le premier aussi, ce qui ne laisse pas de nous étonner quand on sait que le seul bagage technique qu’il possédait dans le domaine de l’aéronautique provenait de sa pratique assidue des jeux en ligne . Nous étonner, et même plus, nous émerveiller ! Car quand on constate,  sur les séquences filmées d’un amateur, son expertise en matière de pilotage et  sa maîtrise spectaculaire de l’appareil quand il s’agit de réaliser des cascades acrobatiques (pics et loopings), on tend plutôt à réviser son jugement. Geste désespéré ou revanche sur sa vie ? 

A examiner les quelques éléments biographiques que Beebo (tel est son surnom) met à notre disposition sur la page d’accueil de son blog, on peut tout d’abord mesurer le grand écart géographique qu’il a dû réaliser en passant de la Floride de sa naissance à l’Alaska de son enfance avant d’atterrir, si l’on peut dire , à Seattle. On perçoit surtout son attachement pour la contrée du Grand Nord où il affectionnait de se rendre en vacances. L’Alaska, c’est aux antipodes de la Floride tant du point de vue géographique et climatique que du point de vue environnemental. C’est la nature préservée qui tire orgueil de sa biodiversité face à la nature saccagée au profit d’une artificialité humaine revendiquée. 

Un soupçon de frustration pour son métier de bagagiste affleure-t-il au tout début de la vidéo qu’il a réalisée sur une plateforme web? Il est vite balayé par la succession de clichés de paysages découverts au gré de ses pérégrinations de par le monde, pérégrinations rendues possibles, précisément, par la compagnie aérienne qui l’emploie . Ni dans ses écrits, ni dans la tonalité de sa voix n’est-il possible de déceler une quelconque volonté d’en finir avec ce monde dont il apprécie tant la diversité et la saveur, comme celle des pâtisseries dont il est passé maître dans l’art de la confection .

Alors qu’est-ce qui a pu motiver un tel acte? Comment un homme profondément croyant, présenté comme un mari, un fils et un ami aimé de tous, a-t-il pu soudain se déclarer brisé, au point de faire décoller un avion sans autorisation, et de vouloir mourir à son bord, en provoquant son crash dans une île boisée? Sans doute que, sous sa jovialité apparente, l’ancien boulanger condamné à n’être que bagagiste nourrissait une ambition secrète. Mais il savait aussi que sa vocation lui étant venue trop tard, il lui faudrait trop de temps, trop d’argent aussi avant de parvenir à toucher les commandes de l’avion dont il n’avait en charge que la soute . Et puis lui, si épris de liberté et de grands espaces, comment aurait-il pu endurer les années d’emprisonnement qui l’attendaient s’il avait obéi aux aiguilleurs du ciel et posé l’appareil sans causer de dégâts?

 Une de tes dernières pensées, Beebo, aura été pour la maman orque inconsolable qui transportait inlassablement le corps de son bébé sans vie. Tu aurais voulu qu’on t’indique ses coordonnées géographiques pour faire, j'en suis certaine, un plongeon dans les airs et frôler l’océan, histoire de la réconforter un peu.  Comme le cétacé en deuil, tu en transportais un, de cadavre : celui de tes espoirs . A nous, maintenant , de nous en émouvoir. 

dimanche 29 juillet 2018

A la mémoire d'Ellie Soutter

Je t’imagine, au réveil, en ce matin d’été resplendissant. Tu viens enfin d’avoir 18 ans . Personne ne pourra te reprocher ainsi d’avoir agi comme une enfant.

Tu parcours du regard ta chambre. Les draps froissés de ton lit dans lesquels tu as mûri ton projet au cours de ces longues nuits d’insomnie; le miroir de ton armoire où tu t’es regardée fixement en essayant vainement de savoir qui tu étais vraiment. Dans un soupir , tu ranges dans un tiroir les photos de tes exploits,  et tous ces formulaires qu’il t’a fallu remplir en vue de ces championnats à l’autre bout du monde . 

Tu sais qu’ils attendront de toi d’avoir rédigé une lettre. Mais tu préfères leur laisser couvrir la page blanche de leurs interrogations. Ils ne comprendraient pas, de toute façon, eux qui savouraient  tes prochaines victoires par procuration. Tu étais leur Reine des Neiges, l’honneur de leur nation. 

La seule trace que tu veux laisser de toi,  c’est l’empreinte de tes pas sur les sentiers de montagne de cette forêt qui t’a émerveillée quand tu l’as découverte, enfant , lors de ton exil en France. Ce fut ta première rencontre avec la fée Neige. Un paysage de contes. C’est cette forêt qui t’a accueillie les bras ouverts quand tu as voulu échapper à ce monde d’adultes qui avait décidé de ton avenir pour toi. 

Avant de partir, tu serres fort dans tes bras ton compagnon de ces huit dernières années, ce snowboard bleuté où s’épanouissent des roses. C’est ta fierté. Grâce à lui , tu as côtoyé les cimes et glissé comme par magie sur les versants immaculés, fendant la poudreuse encore vierge de toute présence humaine. 

Le soleil s’est levé depuis un bon moment déjà. Le village s’anime. Tu lui adresses un dernier regard avant de  diriger tes pas vers le Mont Chéry. Tu sais que le trajet sera long. Mais la vue en son sommet est de celles que l’on n'oublie jamais. 

Tu l’as enfin atteint, ton but ultime. Tu embrasses l’horizon vert émeraude avec des yeux emplis d’admiration, toi, l’enfant d’Albion qui a maintenant 18 ans. C’est ton plus bel anniversaire. Ton dernier aussi. Tel est ton choix. Tu bois une gorgée d’eau en attendant qu’une longue léthargie ne t’envahisse, et tu te dis que tu n’en veux plus de ce titre de Reine des Neiges . Tu as toujours préféré les princesses aux reines dans les contes qu’on te lisait, enfant . 

Sur la page blanche, ils inscriront maintenant : ci-gît la Belle au Bois Dormant . 



lundi 23 juillet 2018

On n’a jamais fini d’apprendre dans cette vie. Apprendre des choses sur le monde qui nous entoure, sur soi-même aussi . Mais pour ce qui est de comprendre, le mystère s’épaissit plus qu’il ne se dissipe. On peut certes saisir certains mécanismes grâce aux sciences. Archimède nous a renseignés sur la poussée exercée sur tout corps plongé dans un liquide. Newton a démontré, par la loi sur la gravitation universelle, pourquoi nous gardons les pieds sur terre . Mais l’on ne peut nier que beaucoup d’entre nous marchent sur la tête et se noient dans un verre d’eau .


C’est que l’esprit est aussi imprévisible que l’est le climat quand il se dérègle. De même qu’Il suffit du battement d’aile d’un papillon au Brésil pour que se déchaine une tornade au Texas, de même suffit-il d’un battement de cils pour que la raison vacille et commence à battre de l’aile. Point n’est de théorème pour expliquer ce phénomène. Pourtant ce n’est pas faute d’avoir cherché .
Depuis la nuit des temps , on a tenté de déceler la cause des agissements humains défiant l’entendement et de faire la lumière sur certaines attractions peu respectables ou addictions préjudiciables. On a scruté les astres à l’aide d’astrolabes, examiné le déploiement céleste des oiseaux, et même interprété les entrailles de bêtes sacrifiées.
Puis les temps ont changé. Après avoir exploré le vaste macrocosme, on a préféré se recentrer sur le microcosme de l’humain. On s’est hissé sur son arbre généalogique pour tenter de dénicher un trisaïeul à l’ADN identique, puis, plus récemment, on a cheminé sur les sentiers tortueux de sa petite enfance après l’avoir invité à s’allonger sur un divan. Véritable parcours du combattant que de se frayer un chemin entre le moi, le surmoi et le "ça" de son inconscient.
En fin de compte, qu’a-t-il appris sur lui, le bel énergumène? Des choses qui lui ont certainement retourné les entrailles et valu de consulter, non pas un haruspice, mais un diplômé en médecine. Il a dû aussi beaucoup lever les yeux au ciel, l’olibrius, non pas pour contempler le genre aviaire, mais pour honnir ce trisaïeul dont il partage honteusement le vice. Finalement, pour échapper au pugilat auquel se livrent son « ça » et son surmoi , il a décidé de bannir de son séjour tout divan pouvant raviver le souvenir de sa pénible anamnèse et de faire l’acquisition d’un tatami sur lequel il pourra s’adonner, à l'occasion, à la médiation de pleine conscience . Car , il l’a bien compris, au diable le passé et l’avenir: seul compte le présent!



samedi 6 janvier 2018

L’arc-en ciel , c’est un peu comme les licornes. On en entend souvent parler , mais on ne le voit jamais . C’est à croire que l’on ne se trouve jamais au bon endroit quand il se matérialise . 
Mais avouons que l’on a tous besoin de croire en son existence : il est une page lumineuse dans la partition des orages qui secouent notre atmosphère. C’est le pied de nez multicolore que fait le soleil à la pluie , un arlequin acrobate qui fait le pont , ou , comme les poètes de l’antiquité l’ont dépeint , l’écharpe que la déesse Iris déroule lorsqu’elle descend sur terre . 
La métaphore en a fait son véhicule privilégié pour signifier la renaissance et l’espérance . Héraut de la couleur , il nous donne le courage de nous arc-bouter pour repousser la fadeur du quotidien et porter le regard de notre esprit vers un avenir plus prometteur . 
Mais , de même la magie semble-t-elle présider à sa naissance , de même nous le ravit-elle à la vue , évitant ainsi que l’on se grise de cet hôte haut en couleurs . 
La magie ... ou peut-être le divin ! Car , pour ma part , je ne l’ai contemplé que deux fois . La première , lors de la mise en terre de l’une de mes grands-mères , quand l’arche lumineuse se dessina soudain sur l’horizon de cendres comme pour oblitérer ma peine . La seconde ? Peu importe . Le divin est affaire personnelle , après tout , et le mien préfère l’ombre à la lumière , fût-elle celle d’un arc-en-ciel .

jeudi 27 juillet 2017




On n’a qu’une vie ! Il n’y a pas de memento mori plus convaincant, ni de mantra plus séduisant pour nous inciter à sortir de l’ornière de la routine et à faire le grand saut . Mais si ces choix peuvent nous griser en estompant la grisaille du quotidien, ils ne sont pas sans conséquence.

Sous prétexte que notre vie non seulement nous appartient mais qu’elle est bornée ,sur l’axe temporel , par une abscisse x inconnue , et donc terrifiante, nous nous autorisons à prendre des décisions qui affectent non seulement le cours de notre existence mais aussi celui des autres. Car, parmi les candidats au changement radical figurent majoritairement les personnes qui souhaitent dénouer des liens conjugaux ou parentaux, quand il ne s’agit pas de sectionner des attaches professionnelles jugées trop étouffantes.Alors que tous leurs rêves de réussite se sont évanouis, ils donnent corps à leurs fantasmes au fil de leur désir, sacrifiant conjoints, enfants et carrière, se délestant d’un passé jugé pesant pour courir après un avenir ductile. Les  poumons gonflés par un vent de liberté , les yeux fixés vers l’ aube parturiente, ils mettent les voiles, emplis de l’espoir enfantin que des printemps enchanteurs  aboliront l’hiver de leur mécontentement.

 Mais c’est leur mortalité qu’ils fixent à l’horizon sans le savoir. Car c’est bien un euphémisme que cette exclamation qu’ils ne manqueront pas de formuler pour justifier leur acte: sous le vernis d’un hymne à la vie, c’est bien l’aveu de leur finitude qu’ils déplorent en creux.

On ne vit qu’une fois, certes, mais on meurt tant de fois, pourtant, au cours d’une vie. D’envie et d’impatience quand l’esprit se cogne aux murs paresseux du temps , de faim et de soif quand le corps capricieux nous réclame son dû . De chagrin, quand on est pris en tenaille par le destin . Mais c’est finalement quand on meurt d’ennui que l’on prend soudainement conscience que l’on n’a qu’une vie, et que l’on arrache la plume des mains du scribe patient de notre biographie pour la tremper dans l’encrier chatoyant de nos désirs, et saisir, in extremis, la main tendue de cette vie qui file, avant qu’Atropos n’en coupe imprévisiblement le fil.


jeudi 15 juin 2017


On connaît les vertus curatives de la marche, qui procure à notre corps le sentiment délicieux de se déployer dans l'espace , et à notre coeur , cette douce sensation de se dilater au sens tropologique et non plus seulement literal . Mais marcher , c'est aussi l'occasion pour l'esprit de naviguer sur l'océan de perceptions visuelles , sonores et olfactives que nous offre le monde , et de jeter sur lui son filet analytique . Car prendre la décision de se laisser aller à l'errance , sans destination préétablie , ce n'est pas donner congé à son intellect , loin de là. C'est bien plutôt lui offrir la liberté d'user d'un temps non asservi aux horloges pour se nourrir d'impressions inédites qui alimenteront sa nouvelle conception du monde .

La nature est sans nul doute un terreau inépuisable de richesses qui  nous fait , d'une part , prendre conscience de nos limitations et de notre insignifiance au sein du monde minéral , végétal et animal . Les promenades pédestres au sein du bréviaire de la Création nous enseignent en effet  l'humilité en nous faisant mesurer l'étendue de nos prétentions . Mais dans ce livre magique , nous parvenons aussi à réaliser une expérience esthétique et synesthésique magistrale, qui nous invite à transcender nos limites par le simple acte de la pensée . En admirant ce que nous ne pouvons  égaler , nous nous emplissons aussi du bonheur ineffable d'exister .

Si  le milieu urbain ne recèle pas une part de divinité , il révèle néanmoins le génie qui peut animer l'être humain , ne serait-ce que par les réalisations architecturales qu'il incorpore . Le foisonnement de monuments historiques des capitales , le style varié  des façades des immeubles d'habitation  , les sculptures qui soudainement  jaillissent d'une fontaine ou nous surprennent au détour d'une rue , tout cela témoigne tout autant de l'élan créateur qui anime l'homme que de l'évolution de ses principes artistiques au cours des siècles .

De sorte que musarder en solitaire , à la belle saison , à la ville ou à la campagne , c'est à la fois se laisser traverser par un flux agréable de sensations et d'émotions qui oblitèrent , pour un temps , les diverses tensions et limitations auxquelles l'on est inévitablement soumis de par notre condition humaine . S'immerger , au gré de nos pérégrinations , au sein du Grand-Tout à l'immuabilité temporelle , ou voir émerger les strates du passé en se confrontant  à la mutabilité des créations de notre espèce , nous renvoie tour à tour à notre humilité devant ce qui nous échappe , et à notre excessive fierté d'appartenir à une espèce en perpétuelle évolution  et aux contours aussi changeants que le rythme des saisons .