Chacun y va de son anecdote pour raconter la rencontre la plus marquante de sa vie. Dans bien des cas, la personne dont l’empreinte mémorielle se distinguera de celle des autres aura croisé votre chemin de façon fortuite. De ce clinamen issu de trajectoires aléatoires sera peut-être née une belle histoire. Une histoire qui, puisqu’elle est histoire, s’écrit forcément au passé. Mais le souvenir de cette personne vous servira- t -il de fanal pour orienter votre avenir? Ou ne sera-t-il plutôt imprimé sur les tablettes de cire de votre mémoire que pour être effacé par une autre histoire, un autre carambolage qui cambriolera votre cœur pour quelques saisons avant de vous le restituer in fine un peu plus cabossé qu’avant?
Ce n’est pas de ces rencontres-là dont je souhaite vous entretenir. Non pas que je dédaigne les élans du cœur et l’émoi que le simple murmure d’un prénom vénéré peut engendrer, mais je ne connais que trop les précipices consubstantiels à de tels délices, les retombées brutales dans la réalité criarde, et les nuits blafardes où l’esprit s’égare jusqu’à invoquer la Camarde. C’est d’ une tout autre rencontre dont je veux esquisser le récit. Celle d’un homme dont je n’ai jamais croisé les pas, dont je n’ai jamais ouï la voix, mais qui, paradoxalement, n’a cessé de faire battre mon cœur et s’élever mon âme.
C’est au mitan de mon adolescence qu’il entra de plain-pied dans mon existence. Certes son nom était parvenu à mes oreilles quelques années auparavant, mais il n’était pour moi qu’une pure abstraction. J’avais seulement pris conscience qu’il imposait le respect de personnes éminentes qui faisaient l’éloge de son génie. Le halo de mystère qui le ceignait me le rendait d’autant plus intimidant que nous n’avions en partage ni la même culture ni la même langue, ni, je devrais ajouter, le même siècle. Et voilà que par une matinée de printemps il fit irruption dans ma vie de lycéenne et en bouleversa les fondements.
La langue anglaise, dès lors, acquit une autre saveur, bien éloignée de cette lingua franca qu’elle était devenue, langue véhiculaire du mercantilisme, du tourisme de masse et de la musique pop. Quand je déchiffrai, pour la première fois, la tirade du héros éponyme de cette tragédie qui, cinq siècles plus tard, entre encore en résonance avec notre époque, quand je fis éclater contre mon palais les sifflantes et plosives des pentamètres ïambiques fusant de la conscience tourmentée d’Hamlet, je compris que Shakespeare avait légué à l’humanité un trésor sonore d’une amplitude métaphorique et rhétorique sans égale.
Peu importe que je ne l’aie jamais rencontré, que des siècles infranchissables nous séparent, peu importe! La cadence de ses vers, la puissance de son verbe ont ouvert à l’œil de mon esprit vagabond les frontières d’un territoire inexploré dont je garde jalousement la clé.
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