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mardi 12 juillet 2016



Si l'hiver est l'occasion rêvée pour s'initier aux disciplines sportives les plus insolites , le printemps et l'été sont les saisons où l'on aime plus renouer avec des sports d'ado ou d'enfant : on aime  rejouer à la baballe, qu'elle soit petite ou grande . Ainsi après le solstice d'hiver , ceux qui veulent éviter de terminer la journée en faisant du macramé devant la télé se lancent dans les sports extrêmes en salle, du style crossfit ou TRX, histoire d'injecter une dose d'exotisme dans le paysage grisâtre de leur quotidien. Mais sitôt l'équinoxe de printemps et le retour des températures plus clémentes , l'énergie emmagasinée pendant les longs mois d'hibernation a besoin de se libérer , et leur goût de la compétition s'en trouve exacerbé . Les voilà repartis en quête d'hypothétiques conquêtes , à affronter d'autres accros de la balle sur tout  terrain . C'est aussi à cette période que se jouent les événements sportifs les plus courus de la planète terre qui élèvent balle et ballon au rang d'objets de dévotion.

En Mai , c'est la petite balle jaune qui est le centre de toutes les attentions . On fixe ses rebonds capricieux sur la terre ocre Roland Garrossienne . Pas difficile de saisir qui va marquer le point .Le but du jeu, c'est de faire en sorte que l'adversaire ne la rattrape pas , cette balle. Alors toutes les ruses sont employées pour faire courir le concurrent  d'un bout à l'autre du terrain. Et nos yeux de spectateur sont mis à rude épreuve à force de se promener de droite et de gauche . Pire qu'un séance chez l'orthoptiste.

En juin et juillet , on change de cadre . On préfère la fraîcheur des pelouses à la terre battue , et c'est le ballon rond qui devient l'objet de toutes les spéculations . Etrangement , il ne se trouve aucun Vert pour s'indigner du fait que le gazon soit martyrisé par des crampons .  C'est que tout vert qu'ils soient , les écolos ont un faible pour les bleus .De  la coupe du monde à l'Euro , c'est notre  fibre patriotique qui vibre . On prête allégeance  au coq tricolore , on apprend les paroles de la Marseillaise pour l'entonner en cœur avec les joueurs de l'équipe de l'Hexagone.On ne s'est jamais autant senti Français .
On publie des messages d'admiration sur le compte Twitter de nos favoris . Entre les bruns et les blonds, les supportrices ne savent plus où donner de la tête . Elles sont jalouses de leur WAGS. D'ailleurs elles se trouvent  plus SWAG qu'elles ... Ils ont beau être des As du ballon rond et avoir une personnalité très marquée sur le terrain , les joueurs de l'équipe de France ne font preuve d'aucune originalité quand ils choisissent leurs compagnes : ils les recrutent invariablement dans des agences de mannequins ...

Et quand arrive le Grand jour , le combat des Titans qu'on attend avec tant d'impatience , les footeux les plus  croyants prennent soin de prier le Tout-Puissant pour qu'il leur apporte son soutien  . Ceux adeptes de la magie blanche se peinturlurent la face du drapeau tricolore , endossent le maillot bleu brodé au dos du chiffre magique, font  des incantations en espérant qu'elles leur permettront de se livrer ad libitum à des libations jusqu'au petit matin . Ils emplissent  le stade ou les fanzones de leurs cris d'excitation et cèdent à l'exaltation quand le ballon s'emballe et cavale à vive allure vers la lucarne . Ils tempêtent de rage quand l'arbitre brandit le carton jaune  , retiennent leur souffle quand il prononce les mots " corner " ou " penalty", se tordent de douleur quand un but est marqué par l'équipe adverse .

Gloire aux vaincus ! Malheur aux vainqueurs quand ils sont ennemis ! Ils se disent que les bleus ont perdu la bataille , mais qu' ils n'ont pas perdu la guerre ! Ils feront mieux la prochaine fois . La victoire n'en sera que meilleure .Pour l'heure, ils troquent  le maillot bleu pour un jaune et se mettent à suivre les exploits des spécialistes de la petite reine. De paysage en paysage , de ville en village , Ils comprendront en regardant le tour de France que que ce n'est pas si mal d'être français , et se remettront de leurs émotions en regardant jouer les vieux à la pétanque ...

samedi 2 juillet 2016




"The lunatic, the lover, and the poet, are of imagination all compact." Oui , le grand Shakespeare  a bien cerné le propos quatre siècles plus tôt . Le point commun entre le le fou , le poète et l'amoureux , c'est bien l'imagination . Dans les trois cas , on fuit la forteresse sinistre de la réalité pour se retrancher dans un palais fait de gloire et d'illusions . Mais alors qu'on peut être fou et poète sans être touché par la flèche de Cupidon , l'amoureux transi , quant à lui , peut  à lui seul , parvenir à subsumer folie et poésie . Ne dit-on pas que l'on est fou d'amour ? N'écrit-on pas des déclarations insensées à celui ou celle que l'on "choisit "d'aimer ?

 Le paradoxe , c'est que moins on est aimé en retour , plus l'on enfourche Pégase et l'on développe sa créativité . Les sonnets de Petrarque en sont une éloquente illustration . La bien-aimée , figure féminine idéalisée , fait couler les larmes et aussi beaucoup d'encre de son soupirant auquel elle témoigne un  dédain souverain . Plus elle le repousse , plus il s'évertue à la séduire par ses quatrains . C'est sans doute là que réside la folie . Car n'est ce pas déraisonner que de persister à vouloir allumer la flamme en ne disposant que du verbe comme combustible ?

Mieux vaut être fou et nier la réalité que d'être amoureux et l'embellir , et ainsi se bercer d'illusions. Car si , par bonheur, l'amour offert  est partagé  , il finit par  se consumer et être réduit en cendres , tant l'imagination ardente qui l'a façonné en le parant de mille qualités nous a trompés. Quant à l'amour malheureux, c'est pourtant celui qui nous procure le plaisir esthétique le plus fastueux , enjambant les siècles de sa mélancolie majestueuse . Car , en  enfantant dans la douleur des œuvres à la gloire de l'Absent(e), ce sont les monuments  poétiques les plus émotionnellement vertigineux qu'il nous donne à contempler , comme un avant-goût d'éternité .

vendredi 17 juin 2016







De toutes les métaphores dont le corps peut se prévaloir , il en est une qui recueille  mes suffrages : celle du paysage .

D'abord succession de dunes sahariennes caressées par le suave sirocco et dont le grain de peau étincèle au soleil de la jeunesse  , le corps se métamorphose , à l'âge mûr, en plaines et vallées asséchées par les incendies de la vie ou ravinées par ses orages .

Peu à peu , les veines jusque-là souterraines affleurent et violentent l'épiderme en dévalant sur lui comme les coulées de lave du volcan qui se réveille dans nos entrailles . Les rides font de notre visage un canyon aux précipices vertigineux où se dissimule pudiquement le flot de  nos larmes .

Puis ce sont les fleurs de cimetière qui s'épanouissent et obscurcissent les carnations opalines de sombres présages , cependant que les os saillants de notre squelette obscène font brusquement surface, ébranlés par un violent séisme .

Ce sont les prémisses du froid hivernal à venir , la partie émergée de l'iceberg fatal qui finira par nous engloutir , dans un ultime naufrage   , dans les eaux glaciales du fleuve de l'oubli .

vendredi 20 mai 2016

Il est revenu , le temps des idoles , maintenant que le divin s'est retiré du monde . Et ce sont nos écrans de tablettes qui sont devenus les temples de ces divinités païennes qui s'exposent sous tous les angles à coup de selfies millimètrés pour susciter notre dévotion , nous qui errons dans un "No God's Land " métaphysique . Le primat est accordé à la vue au mépris des autres sens , nous qui faisons de notre globe oculaire l'instrument privilégié de cette culture iconophile. Les réseaux sociaux , nouveaux gourous des temps modernes , nous édictent leurs règles : il faut "Liker" et ainsi témoigner notre vénération à ces créatures virtuelles pourvoyeuses de fantasmes si salutaires dans un monde qui nous perfuse des images de chaos d'un bout de l'année à l'autre . 

Mais avons-nous pensé que ce qui est mis en croix sur ces autoportraits à l'artificialité savamment calculée , c'est le principe même de vie qui anime nos corps et donne un souffle à notre âme ? Car si l'on se prend au jeu et versons dans cette addiction à la sur-auto-exposition digitale , l' on se voit irrémédiablement figé à un instant T , et dépossédé de ce qui fait le sel même de la vie : le mouvement . C'est une mise à mort de notre spontanéité , une déssubstantiation sans transsubstantiation possible , une objurgation à nous montrer différents de ce que nous sommes en réalité et à gommer la négativité qui menace sans cesse de nous happer. Car ne le nions pas , vivre n'est pas facile, et il n'est pas si fréquent que nous affichions un sourire à l'adresse de nous -mêmes et encore moins à l'adresse des autres .

Nous nous mentons à nous-mêmes en nous astreignant à prendre des poses glamour d'icônes de papier glacé , comme si nous voulions séduire les autres , alors que ce qui sous-tend notre quête de la vérité selfique , c'est plus une exhortation à nous aimer nous -mêmes . Ne sommes-nous pas , en effet , insidieusement soumis à une auto-dépréciation constante , nous qui devons faire face aux injonctions que nous égrène la tyrannique déesse Perfection qui régit notre monde ? "Miroir, Ô mon beau miroir, dis-moi que je suis la plus belle!" , telle est la supplication réflexive que nous nous adressons , quand nous tendons à bout de bras et à nous-mêmes, l'objectif de notre smartphone . Ainsi l'autoportrait selfique relèverait -il beaucoup plus d'un manque d'amour de soi viscéral que d'un narcissisme congénital .

mardi 10 mai 2016



Dans le labyrinthe de la connexion sans fil qui architecture notre siècle , il est un fil d'Ariane auquel une large majorité d'internautes déboussolées se raccrochent : celui qui les relie aux it-girls du moment . A défaut d'être débordantes de vie "in real life ", ces instagrammeuses  crâneuses visent à les faire déborder d'envie dans leur "virtual life" en se mettant en scène sans trêve dans des endroits et des tenues de rêve. On en oublierait presque que , si elles arborent un teint de porcelaine et un corps de sirène , c'est parce qu'elles usent et abusent de logiciels de retouche high-tech .

Normal ! Nous vivons à l'ère du bricolage et du rafistolage des relations sentimentales qui ont fait naufrage , et notre image , devenue notre atout principal dans la sphère digitale des social media, se doit d'être irréprochable si nous voulons être bankable . Le dictat de la beauté à tout prix  amène même certaines d'entre nous à réduire  drastiquement leur indice de masse corporelle en s'astreignant à une ascèse nuisible à leur esprit et surtout à leur humeur . Crises de nerfs garanties aux moins aguerries ...

Cela ne veut pas dire , pour autant , qu'elles se trouvent à un clic de l'homme idéal . Car les spécimens mâles qui sont  le plus susceptibles de les Liker sont soit ceux envers qui la nature a témoigné peu de générosité , soit ceux qui , comme elles, façonnent leur image à coup de selfies en cascade et de hashtags à la positivité boostée. De sorte que des egos surdimensionnés par leurs prouesses physiques ou esthétiques s'entremêlent  sur cette Toile sans jamais fusionner dans la vraie vie , car comme chacun sait, quand on devient une icône dans cet empire de simulacres  , on ne peut tomber le masque sous peine de déchoir et de décevoir.

Peu importe ! Un jour ou l'autre , elles finissent par être détrônées par des rivales qui recèlent dans leur smartphone des filtres encore plus magiques qui les immortalisent dans des postures encore plus ridicules. Duckface , fishgape,  quoi d'autre encore ! Elles ne sont plus à une déshumanisation près . Avec leurs implants mammaires ou fessiers , n'ont-elles pas déjà créé une nouvelle espèce ? Mais la sélection naturelle aura raison d'elles, car elles ne sauront s'adapter à un nouvel environnement le jour où elles cesseront d'être le nombril d'un monde nouveau , lassé une fois pour toutes de cette surenchère de superficialité et d'artificialité. .

dimanche 17 avril 2016




 
Il est vrai que je ne l'ai jamais vue se plaindre et qu'elle détenait une force de caractère exceptionnelle pour faire face aux vicissitudes de la vie. Elle était une héroïne racinienne, une  Andromaque fidèle à son défunt Hector et dévouée à ses enfants. Sa vie était rythmée par des rituels immuables, qu'elle accomplissait toujours avec la même équanimité, sans ressentir jamais la monotonie pesante que la répétition du même souvent génère  chez le commun des mortels. 

Jamais je ne l'entendis jeter d'imprécations ni maudire son sort. L'acrimonie ne faisait pas partie de son vocabulaire. Pourtant la fatalité s'était abattue dès son enfance, quand sa mère fut rappelée auprès du Tout Puissant.Trois décennies plus tard, ce fut le tour de son mari. De là, sans doute, naquit sa familiarité avec la mort. Elle ne la craignait pas. Elle l'avait apprivoisée. Chaque jour, d'aussi loin que je m'en souvienne, elle ouvrait le journal local à la même page, celle de la rubrique nécrologique. Au cas où l'une de ces connaissances serait partie sans faire de bruit dans la clameur de ce monde .

De là aussi, son inlassable constance à honorer ses aïeux disparus. Chaque année, à la Toussaint, qu'il pleuve ou qu'il vent , elle partait sur les routes montagneuses qui frôlaient les précipices afin de se recueillir sur les  tombes. Elle se joignait en cela aux foules ferventes qui venaient pavoiser de couleurs les cimetières aux nuances automnales et leur offrir un festival de lumières en déposant, dans leurs allées, des pots de chrysanthèmes et des veilleuses tremblantes . 

Ma grand-mère, dont le sourire à peine esquissé aurait certainement inspiré Léonard de Vinci, qui vénérait  le souvenir et adressait toujours ses prières à ceux qui avaient quitté la vie trop tôt, perdit peu à peu la faculté de se remémorer ses actes, puis les visages, puis le temps et l'espace. Elle qui avait consciencieusement tenu le registre des événements qui ponctuaient notre  petit univers s'éteignit en silence un matin d'hiver, face à la mer, emportant avec elle des bonheurs longtemps fanés et des douleurs secrètement gardées. Son exemple demeure, à ce jour,  mon meilleur rempart contre une des tentations de ce bas monde : l'oubli. 



lundi 11 avril 2016


Mis à part ses excès de surveillance qui me donnaient l'impression, parfois, d'être comme un oiseau en cage, elle avait pour moi une affection certaine et, je dois le dire, des attentions marquées . Même si sa nature ne la prédisposait pas aux épanchements, elle était soucieuse de mon bien-être, tant physique que moral. Les bonbons au miel étant ma friandise préférée , elle s'avisait d'en remplir un compotier en porcelaine de Sèvres placé sur une crédence en acajou dans l'antichambre contiguë au hall d'entrée.

Un jour pourtant, tout vola en éclats. Je veux parler du plat et, en conséquence, des bonnes dispositions de ma grand-mère à mon égard. Ma sœur et moi, qui nous entendions comme chien et chat, avions un différend diplomatique d'une telle ampleur qu'il nous obligea à en venir aux mains . Après moult pincements et poignées de cheveux arrachés, notre désaccord se prolongea en une course-poursuite effrénée dans toute la pièce, et, pour couronner le tout, par une bataille de coussins en tissu damassé qui en temps normal, ornaient l'un des canapés .

Il arriva ce qui devait arriver. L'un des coussins fut projeté malencontreusement contre le compotier qui se renversa avec fracas et répandit son contenu sur le parquet. Notre cavalcade s'arrêta net . Nous dressâmes l'oreille,  pétrifiées, conscientes que notre sentence allait porter le sceau de la sévérité . En détruisant le compotier, nous avions commis l'irréparable, car celui-ci était l'un des présents reçus par mes grands-parents le jour de leur mariage .

La porte s'ouvrit, et ma grand-mère entra dans la pièce, son regard bleu altéré par un voile d'inquiétude. Elle inspecta le sol, jonché d'éclats de porcelaine et de sucreries dorées, mais ne réagit pas. De sorte que la punition que je redoutais tant ne fut que le fruit de mon imagination. Ce que je vis affleurer sur son visage, ce ne fut pas un vent de colère, mais un nuage de peine.

Elle nous donna ensuite à goûter, en silence. Je me souviens  de la saveur amère de la barre de chocolat noir, de notre embarras, à ma soeur et à moi, de mon coeur noué à l'évocation du chagrin que je lui avais causé, à cette noble dame dont je ne compris jamais la docilité face au destin, moi qui m'insurgeais devant le moindre obstacle qui barrait mon chemin.

samedi 9 avril 2016


Le premier mois de l'été , je le passais sur la côte orientale de mon île natale , sur l'immense fief de ma grand-mère maternelle , qui vivait dans une bâtisse blanche monumentale , répartie en quatre ailes desservies par un escalier en colimaçon menant aux différents étages . Ce qui me frappait toujours , chez ma grand -mère , c'était son air digne , sa silhouette longiligne et le bichromatisme de ses tenues , du gris réhaussé de parme, qui faisaient d'elle une dame élégante mais discrète . Elle menait une vie saine , réglée comme du papier à musique et qui ne laissait aucune place à la fantaisie . Tout était équilibre , chez elle : ses émotions , son comportement , sa dévotion religieuse .

Car c'était une femme très pieuse . Je pense que la foi lui fut un dictame  indispensable quand son mari aimant perdit la vie dans la fleur de l'âge , emporté par une maladie incurable. Je n'ai jamais osé aborder ce sujet douloureux  avec elle . Mais ce que j'ai toujours su , c'est que ce grand-père au doux regard , que je voyais éternellement sourire dans le portrait sur la commode en marqueterie près de son lit , fut l'unique amour de sa vie .

Ma grand-mère m'inspirait du respect autant que de la crainte . Car mon tempérament fougueux , qui s'épanouissait avec les années , se heurtait souvent à sa sévérité qui , je dois le dire , était fort méritée .Alors que du côté paternel , c'est-à-dire  du côté mer , je ne rencontrais aucun frein à mes espiègleries , il n'en était pas de même du côté terre . Malgré l'étendue de la demeure familiale , malgré la démesure des plantations d'orangers et de vignes dont ma grand-mère était l'héritière , je ne pouvais me soustraire à son regard bleu outremer qui anticipait toutes mes facéties et me figeait dans une attitude contre-nature de petite fille modèle dont on me félicitait bien à tort quand on venait lui rendre visite .

Je profitais alors de l'arrivée de  ce beau monde pour  dévaler les escaliers et dépenser mon énergie contenue jusqu'alors en figures acrobatiques sur l'un des trapèzes de l'aire de jeu en contrebas de la terrasse à balustrades . Si par hasard , l'on venait à se pencher pour surveiller mes excentricités , car il arrivait que ma grand-mère , prise d'anxiété , abandonnât quelques minutes ses visiteurs pour vérifier que je ne commettais aucune imprudence , je glissais subrepticement  du trapèze à la balançoire et me mettais sagement à osciller d'avant en arrière en lui souriant de l'air le plus innocent qui soit .

dimanche 3 avril 2016


Quand je ne fixais pas le sillage du transméditerranée qui s'arrachait avec peine au littoral en faisant retentir sa corne de brume , je concentrais mon attention sur les anfractuosités des rochers, dans l'espoir de débusquer un crabe . Mais ce n'était pas une mince affaire, car la locomotion erratique de ces créatures diaboliques me donnait fort à faire, et il était plutôt rare que l'une d'entre elles vienne garnir le fond de mon épuisette. D'autant qu'il s'en trouvait toujours une pour m'obliger à lui courir après sur les rochers calcinés par le soleil et constellés de patelles. Au final , le crabe réussissait toujours à m'échapper, et moi j'écopais de vilaines cloques au pied . 

J'avais pourtant de jolies tongs ornées, au mitan du pied, d'une marguerite mutante, qui aurait pu préserver ma délicate voûte plantaire. Mais je ne voulais pas leur réserver une fonction bassement utilitaire. J'étais déjà esthète, voyez-vous ! Et vu qu'elles m'avaient été rapportées d'une lointaine contrée exotique , je ne voulais les arborer qu'en des occasions choisies . C'était surtout leur semelle qui ravissait ma vue. Elles étaient décorées d'espèces florales colorées et variées, ce qui me donnait l'impression , quand je les chaussais , d'avancer sur un tapis végétal luxuriant .

Un jour pourtant , ma sœur et ma cousine s'avisèrent de me jouer un vilain tour . Elles subtilisèrent l'une de mes tongs et la lancèrent dans les flots aussi loin qu'elles le purent . La vue de ma tong flottant désespérément au gré des courants me terrassa . J'étais désemparée comme Cendrillon sans sa pantoufle , mais une Cendrillon sans prince charmant qui se fût empressé de la lui rapporter . D'une voix tonitruante , je sommai les deux coupables de regravir quatre à quatre les marches de l' escalier qui menaient de la plage au jardin fortifié , et d'en ramener l'énorme râteau qui servait à entretenir les allées .Ce qu'elles firent promptement , sentant l'orage sourdre dans ma voix . Puis , pointant d'un doigt menaçant la tong dérivant dangereusement vers le large , je leur intimai l'ordre de se poster sur un rocher et de ratisser l'eau pour la récupérer .

Les deux complices n'en menaient pas large . Elles savaient que je ne les laisserais pas repartir bredouille sous peine de représailles . Heureusement Poséidon eut pitié d'elles , ou plutôt Éole , car grâce à son concours , la tong à la marguerite protubérante fut récupérée par le râteau et retrouva sa place de choix sur mon pied . C'est à partir de ce jour que je décidai de ne plus jamais m'en séparer , et que je fis mien ce précepte : joindre l'utile à l'agréable . Dès lors , plus de cloques aux pieds , et beaucoup plus de crabes dans mon panier !

mardi 29 mars 2016

Si j'avais tellement à coeur de défendre la liberté des créatures de la nature , c'est que je la respirais à pleins poumons , cette liberté , dans mon royaume qui surplombait  la mer . J'attendais les mois d'été avec impatience pour déserter la forteresse où les roses bercées par la brise marine croissaient avec vigueur , et m'aventurer sur les rochers afin de contempler , au loin, le départ quotidien de l'énorme navire chargé de nostalgie à destination du "continent ". Pour cela , Il me suffisait de tourner la clé rongée par les embruns du portail en bois tout au fond du jardin pour me retrouver dans une nouvelle aire, minérale, presque sidérale tellement elle semblait s'opposer au soleil dans un face-à-face aveuglant: la plage . Elle n'était accessible à l'époque qu'aux résidents du chapelet de villas qui lui servaient de rempart. Aussi avais-je l'impression d'en être l'unique propriétaire, vu qu'aucun autre humain ne semblait en apprécier l'existence .

Ce n'était pas une étendue de sable fin, comme celle qui alimente les fantasmes de tant de vacanciers . Il s'agissait d'un sable dont la granulosité était plus épaisse. Sur la grève, gisaient, pèle-mêle, les minuscules spécimens d'un cabinet de curiosités à ciel ouvert: des galets blancs veinés de noir que j'aimais faire rebondir sur la crête des vagues; des bris de verre multicolore polis par le sel marin; des tesselles de céramique, comme si des courants malins s'étaient amusés à desceller d'hypothétiques mosaïques tapissant les profondeurs marines; des coquillages marbrés, striés, ou nacrés, que je ramassais pour en faire des colliers; et, quand survenaient des tempêtes et que la houle lançait au galop sur la mer des vagues aux crinières échevelées,  des bouts de bois de taille variable, vestiges de naufrages imaginaires comme ceux qui naissent dans l'esprit des enfants une fois qu'on leur a fait lecture des tribulations maritimes d'un certain Robinson .

Cette plage, avec ses trésors étalés en plein soleil, son enceinte de maisons qui la murait dans une solitude étincelante, avait une poésie particulière que je n'ai jamais retrouvée par la suite. Sans doute était-ce  la poésie de l'enfance, celle qui jaillit en nous quand on regarde le monde sans en comprendre encore le sens et qu'on le croit peuplé de créatures merveilleuses aux destins fabuleux. Cette plage devait être sans doute bien banale, comparée à d'autres, mais à mes yeux de petite fille ébahie, elle valait tous les palais des mille et une nuits que j'ai pu visiter depuis .



samedi 5 mars 2016


Il y eut bien d'autres épisodes à inscrire au palmarès de ma sottise, notamment celui du saut en parapluie , par un après-midi de grand vent, depuis le rebord du salon de musique . Celui-ci se trouvait à droite de l'escalier en granit rose qui menait à l'enceinte du jardin en surplomb des rochers et de la mer . J'avais , encore une fois, convaincu mes deux acolytes que la météorologie du jour était parfaitement adéquate pour un envol dans les airs digne de Mary Poppins grâce aux larges parapluies noirs aux baleines indestructibles dont mon grand-père faisait la collection .

Bien-sûr , comme tout maître de cérémonie qui se respecte , je n'allais qu'indirectement  participer à l'opération . Je me contentais de guider mes deux recrues pour ce qui est du positionnement à adopter , car je pressentais que leur atterrissage rapide allait avoir  des conséquences fâcheuses sur le massif d'hortensias à l'apogée de sa floraison . Fort heureusement , les rafales de vent  cessèrent d'un coup , et mon projet Poppins tomba à l'eau .

Je ne me laissai pas abattre et avisai la volière au grillage doré qui avait pris place, en raison du radoucissement thermique, non loin des lauriers roses. Libérer les perruches de mes grands-parents me paraissait une noble cause . Je condamnais en effet toute forme d'enfermement et il me semblait tout-à-fait indiqué de permettre aux prisonnières à plumes de profiter des nombreux arbres qui déployaient  leurs ramures dans la forteresse du jardin .

Mais il fallait pour cela que mon projet fût voté à l'unanimité , ce qui n'était pas encore le cas , car ma cousine , qui craignait beaucoup mon grand-père , émettait de fortes réserves. Je finis par remporter son adhésion en lui promettant que nous allions  réaliser les copies conformes des perruches volatilisées dans la nature  grâce au contenu du nécessaire de couture appartenant à ma grand-mère .

Nous voilà  donc solennellement postées toutes les trois face à la volière , à entonner à l'unisson une chanson du répertoire français célébrant la libération des oiseaux de leur cage . A la suite de quoi j'ouvris la petite porte de la volière . Mais les perruches ne perçurent pas du tout la possibilité d'évasion que je leur offrais . Il me fallut donc entrer mon bras et saisir les oiseaux apeurés pour les extraire de leur prison dorée . J'y parvins non  sans mal au prix de quelques griffures , et envoyai dans les airs les captives ailées.

Quand ma cousine inquiète me rappela que nous devions maintenant remplacer les oiseaux envolés , je m'en tirai avec une pirouette .Il valait bien mieux prétexter que la porte de la volière avait été mal fermée et qu'un coup de vent avait été l'auteur du fâcheux incident .Mais le soir même , je fus lâchement dénoncée par la couarde . On me sermonna comme il se doit , mais ce qui me marqua et me peina durablement , c'est le terrible sort qui échut aux victimes de mon humanité . Elles furent dévorées , le lendemain , alors qu'elles étaient à la recherche de graines sur les marches de l'escalier , par les deux chats siamois de la maisonnée !

mardi 1 mars 2016


En parlant de disparaître , j'ai toujours éprouvé une fascination pour le mythe de l'anneau de Gygés. La faculté de se volatiliser à l'envi , de se débarrasser d'un corps  trop voyant et pesant comme parvenait à le faire l'envoutante Elizabeth Montgomery dans les rediffusions de Ma Sorcière Bien-Aimée , piquait ma curiosité au plus haut point . Je m'exerçai  tant bien que mal à agiter le bout de mon nez , croyant naïvement parvenir à réaliser cet exploit contre-nature . Rien n'advint. Je restai désespérément clouée au plancher des vaches . Mais de nature espiègle , je convainquis ma sœur et ma cousine que j'avais trouvé la recette d'une potion magique dans l'un des grimoires mis sous clé dans la bibliothèque de mon grand-père . 

Je devais avoir beaucoup d'éloquence et surtout un pouvoir de persuasion élevé . Car mes deux compagnes de jeu me crurent sur le champ.Un samedi après-midi , comme nous avions l'habitude de nous retrouver dans la villa au bord de mer de ma grand-mère , je les réunis dans la buanderie du rez-de-chaussée , après m'être assurée que mon aïeule paternelle était absorbée au premier étage par la lecture du quotidien local. Je commandai à mes deux cobayes de fermer les yeux ( ce qu'elles firent non sans anxiété ) et de me tendre la paume de leur main droite. Je déversai alors le premier produit que je trouvai à ma portée et complétai l'opération par l'adjonction d' une généreuse  pincée de lessive en poudre .

La réaction fut immédiate . Elles crièrent de douleur avec une telle emphase  que ma grand-mère épouvantée , escortée de la bonne , accoururent en grande hâte . Il s'avéra que le liquide incriminé était de l'ammoniaque , et que j'avais brûlé, sans le savoir,  l'épiderme délicat de mes victimes sacrificielles . Autant dire que je fus punie ... de goûter . J'avais en effet plaidé ma cause avec une telle passion que j'en ressortis même couronnée de lauriers , cependant que les deux jeunes ingénues furent tancées vertement d'avoir cru une fois de plus à mes sornettes insensées .

Ma première expérience de la mort, je la vécus un beau matin de printemps , dans un parterre de roses baigné de soleil , derrière  la pelouse où se dressait , dans un coin, un cactus gigantesque aux épines redoutables . Il semblait endormi, le chat noir aux yeux d'or , enroulé sur lui-même comme un rouleau de réglisse , déposé là par erreur . Il n'avait pas de nom . C'était un chat sauvage, de ceux qui ne franchissent jamais le seuil d'une maison, arrivé d'on ne sait où, mais qui s'était laissé séduire par l'hospitalité de ma mère . Probablement jalouse de l'attention que celle-ci lui prodiguait , je le tyrannisais souvent.Mais je devais l'aimer, malgré tout .Car je ressentis une grande tristesse le jour qu'il est parti , sans bruit, en dormant, emporté par les ans , dans un poudroiement de pollen et de lumière dorée .


Cela avait l'air si simple , de mourir . Des yeux qui se ferment pour ne plus jamais se rouvrir . Reste l'obscénité d'un corps sur lequel on n'a plus de prise et qu'on abandonne aux autres . La mort , en somme , est le cadeau le plus empoisonné de la vie . Qu'on la choisisse ou qu'on la subisse, elle impose sa présence guerrière aux vivants ubi et orbi. En fine  stratège , elle envoie ses bataillons de vers invisibles à l'assaut de ses cadavres exquis . Le froid, la glace , voilà ses ennemis . Eux seuls osent se mesurer à elle pour diminuer ses outrages . Si j'avais à choisir , je m'ensevelirais dans les eaux glaciales de l'Antarctique face au désert blanc infini qui fait fuir les  humains . On n'y meurt pas là-bas . On disparaît .