Si j'avais tellement à coeur de défendre la liberté des
créatures de la nature , c'est que je la respirais à pleins poumons ,
cette liberté , dans mon royaume qui surplombait la mer .
J'attendais les mois d'été avec impatience pour déserter la forteresse
où les roses bercées par la brise marine croissaient avec vigueur , et
m'aventurer sur les rochers afin de contempler , au loin, le départ
quotidien de l'énorme navire chargé de nostalgie à destination du
"continent ". Pour cela , Il me suffisait de tourner la clé rongée par
les embruns du portail en bois tout au fond du jardin pour me retrouver
dans une nouvelle aire, minérale, presque sidérale tellement elle semblait s'opposer au soleil dans un face-à-face aveuglant:
la plage . Elle n'était accessible à l'époque qu'aux résidents du
chapelet de villas qui lui servaient de rempart. Aussi avais-je
l'impression d'en être l'unique propriétaire, vu qu'aucun autre humain
ne semblait en apprécier l'existence .
Ce n'était pas une étendue de sable fin, comme celle qui
alimente les fantasmes de tant de vacanciers . Il
s'agissait d'un sable dont la granulosité était plus épaisse. Sur la grève, gisaient, pèle-mêle, les minuscules spécimens d'un cabinet de curiosités à ciel ouvert: des
galets blancs veinés de noir que j'aimais faire rebondir sur la crête
des vagues; des bris de verre multicolore polis par le sel marin; des
tesselles de céramique, comme si des courants malins s'étaient amusés à
desceller d'hypothétiques mosaïques tapissant les profondeurs marines;
des coquillages marbrés, striés, ou nacrés, que je ramassais pour en
faire des colliers; et, quand survenaient des tempêtes et que la houle
lançait au galop sur la mer des vagues aux crinières échevelées, des
bouts de bois de taille variable, vestiges de naufrages imaginaires
comme ceux qui naissent dans l'esprit des enfants une fois qu'on leur a
fait lecture des tribulations maritimes d'un certain Robinson .
Cette plage, avec ses trésors étalés en plein soleil, son
enceinte de maisons qui la murait dans une solitude étincelante, avait
une poésie particulière que je n'ai jamais retrouvée par la suite. Sans
doute était-ce la poésie de l'enfance, celle qui jaillit
en nous quand on regarde le monde sans en comprendre encore le sens et
qu'on le croit peuplé de créatures merveilleuses aux destins fabuleux.
Cette plage devait être sans doute bien banale, comparée à d'autres, mais à mes yeux de petite fille ébahie, elle valait tous les palais des
mille et une nuits que j'ai pu visiter depuis .
"WE ARE SUCH STUFF AS DREAMS ARE MADE ON, AND OUR LITTLE LIFE IS ROUNDED WITH A SLEEP". La citation de Shakespeare qui inaugure mon blogue résume magistralement ma vision de l'existence humaine. Nous sommes faits de l'étoffe des songes, et notre courte vie se clôt par un long sommeil. Alors, plutôt que de rêver notre vie, vivons nos rêves! Et faisons éclater en infimes particules de sens jubilatoires le monde qui nous entoure.
mardi 29 mars 2016
samedi 5 mars 2016
Bien-sûr , comme tout maître de cérémonie qui se respecte , je n'allais qu'indirectement participer à l'opération . Je me contentais de guider mes deux recrues pour ce qui est du positionnement à adopter , car je pressentais que leur atterrissage rapide allait avoir des conséquences fâcheuses sur le massif d'hortensias à l'apogée de sa floraison . Fort heureusement , les rafales de vent cessèrent d'un coup , et mon projet Poppins tomba à l'eau .
Je ne me laissai pas abattre et avisai la volière au grillage doré qui avait pris place, en raison du radoucissement thermique, non loin des lauriers roses. Libérer les perruches de mes grands-parents me paraissait une noble cause . Je condamnais en effet toute forme d'enfermement et il me semblait tout-à-fait indiqué de permettre aux prisonnières à plumes de profiter des nombreux arbres qui déployaient leurs ramures dans la forteresse du jardin .
Mais il fallait pour cela que mon projet fût voté à l'unanimité , ce qui n'était pas encore le cas , car ma cousine , qui craignait beaucoup mon grand-père , émettait de fortes réserves. Je finis par remporter son adhésion en lui promettant que nous allions réaliser les copies conformes des perruches volatilisées dans la nature grâce au contenu du nécessaire de couture appartenant à ma grand-mère .
Nous voilà donc solennellement postées toutes les trois face à la volière , à entonner à l'unisson une chanson du répertoire français célébrant la libération des oiseaux de leur cage . A la suite de quoi j'ouvris la petite porte de la volière . Mais les perruches ne perçurent pas du tout la possibilité d'évasion que je leur offrais . Il me fallut donc entrer mon bras et saisir les oiseaux apeurés pour les extraire de leur prison dorée . J'y parvins non sans mal au prix de quelques griffures , et envoyai dans les airs les captives ailées.
Quand ma cousine inquiète me rappela que nous devions maintenant remplacer les oiseaux envolés , je m'en tirai avec une pirouette .Il valait bien mieux prétexter que la porte de la volière avait été mal fermée et qu'un coup de vent avait été l'auteur du fâcheux incident .Mais le soir même , je fus lâchement dénoncée par la couarde . On me sermonna comme il se doit , mais ce qui me marqua et me peina durablement , c'est le terrible sort qui échut aux victimes de mon humanité . Elles furent dévorées , le lendemain , alors qu'elles étaient à la recherche de graines sur les marches de l'escalier , par les deux chats siamois de la maisonnée !
mardi 1 mars 2016
En parlant de disparaître , j'ai toujours éprouvé une fascination pour le mythe de l'anneau de Gygés. La faculté de se volatiliser à l'envi , de se débarrasser d'un corps trop voyant et pesant comme parvenait à le faire l'envoutante Elizabeth Montgomery dans les rediffusions de Ma Sorcière Bien-Aimée , piquait ma curiosité au plus haut point . Je m'exerçai tant bien que mal à agiter le bout de mon nez , croyant naïvement parvenir à réaliser cet exploit contre-nature . Rien n'advint. Je restai désespérément clouée au plancher des vaches . Mais de nature espiègle , je convainquis ma sœur et ma cousine que j'avais trouvé la recette d'une potion magique dans l'un des grimoires mis sous clé dans la bibliothèque de mon grand-père .
Je devais avoir beaucoup d'éloquence et surtout un pouvoir de persuasion élevé . Car mes deux compagnes de jeu me crurent sur le champ.Un samedi après-midi , comme nous avions l'habitude de nous retrouver dans la villa au bord de mer de ma grand-mère , je les réunis dans la buanderie du rez-de-chaussée , après m'être assurée que mon aïeule paternelle était absorbée au premier étage par la lecture du quotidien local. Je commandai à mes deux cobayes de fermer les yeux ( ce qu'elles firent non sans anxiété ) et de me tendre la paume de leur main droite. Je déversai alors le premier produit que je trouvai à ma portée et complétai l'opération par l'adjonction d' une généreuse pincée de lessive en poudre .
La réaction fut immédiate . Elles crièrent de douleur avec une telle emphase que ma grand-mère épouvantée , escortée de la bonne , accoururent en grande hâte . Il s'avéra que le liquide incriminé était de l'ammoniaque , et que j'avais brûlé, sans le savoir, l'épiderme délicat de mes victimes sacrificielles . Autant dire que je fus punie ... de goûter . J'avais en effet plaidé ma cause avec une telle passion que j'en ressortis même couronnée de lauriers , cependant que les deux jeunes ingénues furent tancées vertement d'avoir cru une fois de plus à mes sornettes insensées .
Ma première expérience de la mort, je la vécus un beau matin de printemps , dans un parterre de roses baigné de soleil , derrière la pelouse où se dressait , dans un coin, un cactus gigantesque aux épines redoutables . Il semblait endormi, le chat noir aux yeux d'or , enroulé sur lui-même comme un rouleau de réglisse , déposé là par erreur . Il n'avait pas de nom . C'était un chat sauvage, de ceux qui ne franchissent jamais le seuil d'une maison, arrivé d'on ne sait où, mais qui s'était laissé séduire par l'hospitalité de ma mère . Probablement jalouse de l'attention que celle-ci lui prodiguait , je le tyrannisais souvent.Mais je devais l'aimer, malgré tout .Car je ressentis une grande tristesse le jour qu'il est parti , sans bruit, en dormant, emporté par les ans , dans un poudroiement de pollen et de lumière dorée .
Cela avait l'air si simple , de mourir . Des yeux qui se ferment pour ne plus jamais se rouvrir . Reste l'obscénité d'un corps sur lequel on n'a plus de prise et qu'on abandonne aux autres . La mort , en somme , est le cadeau le plus empoisonné de la vie . Qu'on la choisisse ou qu'on la subisse, elle impose sa présence guerrière aux vivants ubi et orbi. En fine stratège , elle envoie ses bataillons de vers invisibles à l'assaut de ses cadavres exquis . Le froid, la glace , voilà ses ennemis . Eux seuls osent se mesurer à elle pour diminuer ses outrages . Si j'avais à choisir , je m'ensevelirais dans les eaux glaciales de l'Antarctique face au désert blanc infini qui fait fuir les humains . On n'y meurt pas là-bas . On disparaît .
lundi 29 février 2016
Je considérais le piano à queue vernis noir étendu de tout son long sous les voûtes gothiques du salon comme un Léviathan sournois prêt à déchiqueter mes doigts de ses dents d'ivoire si je me hasardais à violenter ses touches dans un soudain accès de haine. C'est que je le détestais , cet hôte encombrant de bois et d'acier . On m'enjôla du mieux qu'on put pour me vanter les mérites de l'instrument , quand j'eus fait part de ma préférence pour le violon . Mais quoi que je pusse dire , on décréta que je serais pianiste .
Je me découvris alors soudain fort paresseuse . Il fallait sonner de l'olifant pour parvenir à m'extirper du cocon de ma chambre et me faire prendre place devant l'hydre assoupie.Et quand , finalement , j'avais épuisé toutes les excuses pour me dérober au tête-à tête-avec la bête, je prenais un malin plaisir à me venger sur elle en plaquant des accords tonitruants ou en faisant dévaler mes mains d'un bout du clavier à l'autre dans un déferlement sonore assourdissant . Mon ennemi juré faisait alors entendre des grognements sinistres qui faisaient trembler les murs et me remplissaient d'aise .
C'est ainsi que je pris conscience assez vite que , couvant au fond de moi comme un feu mal éteint, un enfant sadique aux yeux rougeoyants comme ceux des monstres de Hyeronymus Bosh attendait patiemment son heure . Les premières victimes de ma cruauté enfantine furent les fourmis noires besogneuses qui se déplaçaient en procession le long du muret d'un des jardins. Armée d'une bouteille plastique que je remplissais à moitié d'eau , j'introduisais par le goulot quelques fourmis mûrement choisies et agitais ensuite le tout comme s'il s'était agi d'un shaker . Après quoi je procédais au sauvetage in extremis des insectes agonisants en les étalant au soleil et en les regardant reprendre leurs forces puis s'enfuir comme des diables dans l'herbe folle.
dimanche 28 février 2016
La jeune héroïne ne m'était d'ailleurs guère inconnue. Très
tôt, j'avais eu entre les mains la traduction du roman éponyme ainsi
que celle du héros de Dickens, Oliver Twist. Il s'agissait de deux
livres brochés illustrés, adaptés à un jeune lectorat , qui m'avaient
été offerts par ma mère , sans savoir que j'allais plus tard m'orienter
vers le décryptage poussé des œuvres séminales de la littérature anglaise . Le sort des deux
enfants m'avait plutôt ébranlée . Orphelins ! Ce mot m'effrayait.
Comment un enfant pouvait-il vivre sainement en n'étant pas le nombril
du monde de ses parents ?
Pour me rassurer , je me dis que la littérature n'était qu'un fatras de mensonges , que la petite Jane et le jeune Oliver n'avaient jamais existé , et que donc les orphelins avaient été inventés par des écrivains cruels pour terrifier l'enfant choyée que j'étais . Je dois dire qu'en contrepartie de la satisfaction de mes caprices divers et variés , j'étais astreinte à une rude discipline éducative . Il me fallait exceller en toutes les matières , ce que, par bonheur , je n'avais aucun mal à faire . Seules les sciences naturelles plus tard ne m'inspirèrent guère d'attrait , mais je me rattrapais en buvant comme du petit lait les paroles du professeur , dont je m'étais enamourée pour une raison obscure .
Je dus aussi , dès l'âge de cinq ans, m'atteler avec une feinte ferveur à l'exploration du solfège . Il y avait , en particulier , un fascicule dont la couverture portait un nom honni : la théorie ! A l'intérieur de ce livret étaient consignés des portées , des clés de toutes sortes , et surtout des signes cabalistiques noirs qu'il me fallait apprendre à reproduire, et que ma mère , pédagogue en théorie mais peu patiente en pratique, essayait de m'inculquer. Le pire était quand je me rendais au conservatoire , et que le professeur , d'une sévérité à faire frémir l'enfant terrible le plus endurci et d'une perversité enracinée, m'interrogeait et ne manquait jamais de relater à ma génitrice mes défaillances constatées .
Vous comprendrez donc que je nourrissais pour le vaste édifice qui accueillait le conservatoire, avec son escalier de marbre d'apparat et ses couloirs interminables aux plafonds démesurés , des sentiments de méfiance et de crainte . Je rentrais dans la salle de solfège tenaillée par l'angoisse , et j'en ressortais soit crispée soit enthousiasmée , selon que mes performances avaient été lamentables ou louables . Il en fut de même pour les cours de piano . Il me fallait être aussi virtuose à six ans que Mozart , sous prétexte que dans ma famille, une aïeule avait été concertiste , et que donc , je ne pouvais décemment déchoir en agressant le clavier comme une révoltée - révoltée que j'étais déjà par nature , et qui n'allait cesser , bien évidemment, de s'affirmer .
Pour me rassurer , je me dis que la littérature n'était qu'un fatras de mensonges , que la petite Jane et le jeune Oliver n'avaient jamais existé , et que donc les orphelins avaient été inventés par des écrivains cruels pour terrifier l'enfant choyée que j'étais . Je dois dire qu'en contrepartie de la satisfaction de mes caprices divers et variés , j'étais astreinte à une rude discipline éducative . Il me fallait exceller en toutes les matières , ce que, par bonheur , je n'avais aucun mal à faire . Seules les sciences naturelles plus tard ne m'inspirèrent guère d'attrait , mais je me rattrapais en buvant comme du petit lait les paroles du professeur , dont je m'étais enamourée pour une raison obscure .
Je dus aussi , dès l'âge de cinq ans, m'atteler avec une feinte ferveur à l'exploration du solfège . Il y avait , en particulier , un fascicule dont la couverture portait un nom honni : la théorie ! A l'intérieur de ce livret étaient consignés des portées , des clés de toutes sortes , et surtout des signes cabalistiques noirs qu'il me fallait apprendre à reproduire, et que ma mère , pédagogue en théorie mais peu patiente en pratique, essayait de m'inculquer. Le pire était quand je me rendais au conservatoire , et que le professeur , d'une sévérité à faire frémir l'enfant terrible le plus endurci et d'une perversité enracinée, m'interrogeait et ne manquait jamais de relater à ma génitrice mes défaillances constatées .
Vous comprendrez donc que je nourrissais pour le vaste édifice qui accueillait le conservatoire, avec son escalier de marbre d'apparat et ses couloirs interminables aux plafonds démesurés , des sentiments de méfiance et de crainte . Je rentrais dans la salle de solfège tenaillée par l'angoisse , et j'en ressortais soit crispée soit enthousiasmée , selon que mes performances avaient été lamentables ou louables . Il en fut de même pour les cours de piano . Il me fallait être aussi virtuose à six ans que Mozart , sous prétexte que dans ma famille, une aïeule avait été concertiste , et que donc , je ne pouvais décemment déchoir en agressant le clavier comme une révoltée - révoltée que j'étais déjà par nature , et qui n'allait cesser , bien évidemment, de s'affirmer .
samedi 27 février 2016
Je me souviens aussi d'une Lady anglaise , d'un âge fort avancé , botaniste réputée qui m'avait fait l'honneur de m'accompagner une fois lors de mes pérégrinations sylvestres . Avec son accent britannique si distingué, elle déclinait le nom compliqué de toutes les espèces végétales écloses sur notre passage , et j'étais étonnée que certaines d'entre elles , aux proportions et à l'apparence si modestes, pussent s'enorgueillir de porter un nom de baptême aussi prétentieux .
Lady Conrad est décédée depuis. Mais j'ai souvent l'impression , quand je longe la maisonnette qui lui servait de repaire les mois d'été où je m'esbaudissais sauvagement dans cette nature emplie de magie et de mystères , que le fantôme de la noble dame aux mains finement veinées de bleu continue , sans relâche , d'herboriser et de remercier le ciel de lui avoir permis de choisir , comme terre d'exil, ce royaume odoriférant à nul autre pareil.
Mes étés montagnards rimaient avec liberté . J'étais la souveraine de la maisonnée , confiée à une grand-mère bon-enfant et à une bonne d'enfants des plus indulgentes. En bref, je n'en faisais qu'à ma tête . On exauçait le moindre de mes souhaits , sous peine de me voir fortement contrariée . Il faut dire , qu'au grand dam de certains membres de ma famille , j'avais un tempérament des plus affirmés pour mon jeune âge , dont d'ailleurs , il faut le dire , je ne me suis guère départie avec les années .
Ma sœur et ma cousine craignaient de me déplaire tout autant qu'elles respectaient mes talents de metteur en scène . Car des spectacles , j'en montais . Je donnais des directives à l'une et à l'autre pour ce qui était de la confection des costumes , réalisés à partie de foulards en soie dérobés dans une certaine armoire d'un étage élevé , et surtout de paillettes , que mes deux séides se pressaient de coudre avec application sous mon oeil impérieux de dernière reine d'Egypte.
Point n'est besoin de préciser que je nourrissais pour Cléopâtre une admiration hyperbolique . Il me revient en mémoire des séances secrètes de maquillage improvisé avec du feutre noir ( le khôl eût été plus approprié , mais comment aurais-je pu formuler une demande aussi déplacée à un adulte , même acquis à ma cause, à l'âge de huit ans?) , devant la psyché d'une des chambre d'invités jamais occupée , et dont l'ameublement en bois sombre ainsi que les tentures incarnat semblaient avoir servi d'inspiration à Charlotte Bronte quand elle écrivit la scène de la chambre rouge de Jane Eyre.
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