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jeudi 25 février 2016



"Longtemps je me suis couché de bonne heure." Voilà comment, à partir d'un fait insignifiant, l'un des plus grands écrivains du vingtième siècle inaugurait une œuvre monumentale qui tient encore en haleine les lecteurs d'Orient et d'Occident. Un fait pas si insignifiant que ça , si l'on prête attention à son agencement syntaxique au seuil du récit. D'abord cet adverbe de temps , positionné à l'initiale comme la figure de proue d'un navire en partance pour des horizons lointains . Et puis ce "je" , central comme la nef d'une cathédrale , qui se couche sur l'autel de la mémoire . Et surtout cette homophonie heureuse en fin de phrase , cet hymne au bonheur dissimulé dans le drapé d'un circonstant de temps .

J'ai découvert Proust à l'âge de  treize ans, dans une imposante demeure familiale aux pièces innombrables où je passais mes étés , face à une montagne magique au nom étincelant : le Monte d'Oro . Je ne comprenais pas, à l'époque, pourquoi un Charles Swann aussi lettré pouvait éprouver autant d'émois pour une catin aussi peu éduquée. C'est que je n'avais pas encore découvert l'asservissement que peuvent procurer les sens, et dont nombre d'humains sont victimes au dépens de leur raison .

Mon Combray à moi, c'était ce hameau niché au cœur d'une forêt domaniale avec ses vastes étendues de pins géants et ce torrent qui bondissait joyeusement dans un fracas désordonné de roches jetées avec rage par un Titan blessé. C'est depuis un petit pont de bois,  au tablier de rondins irréguliers , que mon oreille enchantée s'imprégnait de l'allégresse de ses eaux vives. J'y retourne en pèlerinage chaque été .

Rien n'a changé . Le soleil transperce toujours de sa rapière dorée les frondaisons des hêtres centenaires qui côtoient les pins à l'écorce rugueuse . Les mousses et les lichens tapissent toujours les murets de pierres qui longent le sentier forestier . Et surtout, à l'abri des regards, dans les coins ombragés, des cyclamens  apeurés , couronnés de rosée ,  devisent en aparté comme les vieilles dévotes que je voyais le dimanche , une fois l'office célébré, quitter la chapelle de granit qui se dressait , dans sa minuscule majesté , à l'orée de la forêt de mon enfance tant aimée .

 A SUIVRE ...

samedi 20 février 2016




Il y a toujours un peu de la Marquise de Merteuil et de la Présidente  de Tourvel en nous . Les Liaisons Dangereuses , c'est peut-être l'enfer de nos bibliothèques, mais c'est aussi notre paradis . C'est quand même mieux que le délire platonique de la Princesse de Clèves . Surtout quand les années d'une conjugalité anesthésiante ont mis à mal nos idéaux. On vise plus haut que la survie : on veut enfin vivre !

Certaines d'entre nous, partisanes des solutions radicales, brisent  alors leurs chaînes et se lancent à corps perdu à l'aventure sur les man's lands inconnus. D'autres, moins effrontées et surtout plus vénales, n'osent pas lâcher la proie pour l'ombre et flirtent avec l'adultère dans des Love Hotels où, de love, il n'y a que le nom. Jusqu'au jour où l'amour-propre de leur mari leur fait payer au prix fort les souillures qu'elles ont infligées à son nom.

Chez Laclos , si Tourvel meurt d'avoir goûté à  ce qu'était vraiment l'amour, Merteuil s'enterre dans un couvent pour avoir fabriqué cet amour de façon contre-nature. Quant au divin vicomte , il périt tout autant en victime qu'en bourreau. Victime , car il a sous-estimé les élans de son coeur; bourreau , car il  a brisé le cœur pour laquelle , cependant , le sien , de coeur,  battait .

Faut-il pour autant vouer la marquise aux gémonies , et pleurer sur la tombe de la présidente? Merteuil avait un coeur elle aussi . Mais elle avait trop d'orgueil pour le  laisser régner sur son esprit . Pire encore , elle aimait un libertin , qui , cruelle ironie , s'éprit de celle qu'elle avait projeté de perdre.

Qui pourrait la blâmer d'avoir voulu panser ses plaies en visant une dévote sacrifiant sa vertu sur l'autel de la chair? Ne vivait-elle pas en un siècle où les femmes n'avaient pas leur mot à dire ? Pour exister au siècle des Lumières, le sexe faible devait agir dans l'ombre des alcôves . La veuve noire tissa sa toile, et l'épouse adultère tomba, comme une mouche .

Même si nous ne vivons plus à l'ère de la raison triomphante mais à celle de la déraison collective , nous sommes néanmoins assujetties aux diktats de notre raison, aussi perverse soit-elle. Car les ressources de notre esprit sont notre seul garde-fou contre les aléas des affects qui gouvernent nos vies intimes. Nous sommes toutes, tour à tour, des Tourvel extasiées et des Merteuil blessées. La raison en est que nous avons  un coeur , et qu'il finit toujours par nous terrasser si nous le laissons parler ...

dimanche 7 février 2016




Il y a toujours un invariant dans les séparations . Les larmes . Elles sont la signature indélébile  au bas du testament de nos amours défuntes . Que  nos histoires fassent couler beaucoup d'encre ou non , elles n'en finissent pas moins purifiées par nos pleurs avant de se décomposer dans la corbeille à papier de nos souvenirs .

C'est qu'à force de faire des ratures sur le brouillon de nos relations , on n'essaie plus d'en corriger les erreurs . De sorte qu'année après année , le palimpseste de nos amours devient risible tant il est illisible. Peu importe d'ailleurs . Car si l'on parvenait à le déchiffrer , il se révélerait  des plus cryptiques.

Il faut se faire une raison . On perd à tous les coups au jeu de l'amour et du hasard . Parce qu'on oublie trop volontiers qu'il n'y a jamais de hasard en amour . On n'est jamais libre de ses choix . Quelque part , dans le dédale synaptique de nos connexions neuronales , se cache la clé de nos défaites présentes , mais aussi , il faut y croire , de nos réussites  futures!



dimanche 31 janvier 2016

Quand j'étais enfant , je ne comprenais pas pourquoi les grandes personnes  passaient leurs journées à se plaindre et à déplorer que le temps passe si vite . Ma perception temporelle était tout autre . Je les trouvais longues, ces années de collège , longues ces années de lycée . C'est d'ailleurs  à ce moment là que je  me suis mise à rêver , à bâtir mes châteaux en Espagne avec le plus beau cancre de la classe à qui je réservais une place au premier rang,  à côté de moi , pour qu'il ait tout loisir de copier mes réponses lors des contrôles de maths.

Je ne sais pas vraiment ce qu'il est devenu , ce beau blond qui se faisait toujours remarquer en entrant dans la classe , un sourire ravageur en guise d'excuse, longtemps après la dernière sonnerie . S'il me fascinait tant , c'est sans doute qu'il osait braver l'interdit . Il n'avait peur de décevoir personne , ni sa mère , ni ses pairs . C'est qu'il les portait avec panache , ses résultats médiocres et ses retards chroniques, quand il fumait ses Lucky Strike à la sortie des classes.

Je le regardais , d'un oeil émerveillé , enfourcher sa moto aux chromes rutilants  et partir dans un nuage de fumée vers une destination inconnue . J'ai beaucoup pleuré quand j'ai su qu'il avait jeté son dévolu sur l'apprentie coiffeuse de son quartier . Une blonde , comme lui , à qui il permettait de grimper derrière lui sur son destrier rouge sang. Peut-être l'a-t-il épousée ? Qui sait !

Je ne l'ai jamais revu . Prise dans le tourbillon de mes études , je l'ai oublié . Jusqu'à aujourd'hui . C'est vrai , le temps passe vite ! On ne s'en rend  vraiment compte  que les jours de grande nostalgie . Et je repense à ces années lycée où je guettais son arrivée et où je m'enivrais , quand il prenait place à mes côtés , de son parfum Guerlain , jusqu'à ce qu'il abandonne , une fois le cours fini, loin derrière lui,  cette odeur de tabac blond aussi fugace et insaisissable que cette année de terminale qui mit un point final au premier chapitre de ma vie .






jeudi 31 décembre 2015





L'obscurité a toujours  été stigmatisée dans le monde occidental . C'est qu'on la craint . Elle pointe toujours une  absence , une privation ,une frustration même . Manque de lumière , au sens physique, manque de clarté , au sens intellectuel. Dans un cas comme dans l'autre , nous sommes délogés de notre zone de confort . Il nous faut procéder à tâtons avec le risque de nous cogner à la réalité concrète ou abstraite .

Mais à y bien réfléchir , l'obscurité fait partie du grand cycle de la nature . Si le jour existe , c'est bien parce que la nuit lui donne naissance . Notre gestation dans la matrice maternelle s'est aussi effectuée dans l'obscurité la plus complète . Et la vie organique ne serait pas possible sans la mise en sommeil des photons . Pour permettre à la nature de se régénérer ou tout simplement de se développer , l'obscurité est donc  indispensable .  

Le domaine des inventions techniques en a d'ailleurs tiré amplement partie .  La photographie n'aurait jamais vu le jour sans la mise au point de la chambre noire . Et le cinématographe nous attire bien dans des salles obscures pour que prennent vie sur un écran les destinées les plus variées . Il en est de même pour les salles de spectacles : que ce soit au théâtre ou à l'opéra , pour que la magie opère , la lumière de la salle doit s'éteindre  pour que celle de la scène nous illumine . 

Si le divertissement la courtise, si elle est un composant inaliénable de la vie , il serait enfin temps que nous cessions de la redouter , voire même de la diaboliser . On oublie trop qu 'elle est plus proche de nous qu'il n y paraît . Il n'est  qu'à sonder notre moi profond pour y dénicher notre part d'ombre  . Tapie au fond de nous , elle attend que nous l'apprivoisions .La fuir reviendrait à  se renier soi même , à se détruire ou , pire encore , détruire les autres. L'obscurantisme , voilà ce qu'il faut combattre . Car il a pour seule fin  de plonger le monde dans les ténèbres en lui fermant les portes de l'avenir . 

lundi 21 décembre 2015

C'est toujours un peu la même histoire, ces grands méchants sur grand écran qui font le mal pour le mal.  Ils ont toujours raté quelque chose dans leur enfance. Soit ils ont grandi dans l'ombre intergalactique  d'une mère qui a tout fait pour leur faire oublier leur père . Soit ils ont grandi  dans le vide sidéral laissé par une mère démissionnaire en prise avec un père tortionnaire.

 Comment leur reprocher ensuite d'être bancals , eux qui n'ont appris à se tenir debout qu'en s'agrippant au mât de leur lit, spectateurs du naufrage parental et cherchant plus tard leur bonne étoile dans le ciel de leurs délits? Quand on est privé d'un centre , ballotés entre un besoin d'amour  immense et un sentiment d'abandon , peut-on faire autre chose que de se tourner vers le côté obscur?

Comme ces fruits que l'on cueille des arbres avant qu'ils n'aient mûri, ils pourrissent en leur coeur en se gorgeant de rancoeur. Ils se nourrissent de leur rage et s'enivrent de pouvoir. Ils aiment d'un amour malsain , martyrisent leur entourage , se méprisent tout autant qu'ils s'admirent. Ils veulent prendre leur revanche sur la vie,  se venger d'avoir été trop aimé ou pas assez . Ils vendent leur âme au diable , se consument dans les supplices du mal car ils n'ont jamais goûté de meilleurs délices.

Puis ils croisent les pas du héros, celui qui leur tend le miroir de leur conscience et fissure leur carapace de remords intenses. Le feu qui les dévore se transforme en minuscule flamme . Le chaos qu'ils ont semé leur laisse un goût de cendre dans les entrailles. Ils repensent à leur enfance, à leurs premiers  bonheurs vite étouffés par le malheur, mais aussi à tout cet amour qu'ils ont emprisonné dans leur coeur pour laisser libre cours à leur fureur.

Et comme il faut bien une morale à toutes ces histoires , le bien finit par triompher du mal .  Les héros doivent bien servir  à quelque chose. Mais au fond, le méchant doit se réjouir plus qu'autre chose de tomber sous les coups de ces hérauts d'un monde meilleur. Parce que , vraiment, passer toute une vie à faire le mal , ça ne doit pas être toujours rose . Ils le méritent bien ,  leur repos éternel . Avoir constamment la force avec soi, quoi qu'on en dise, c'est ...mortel ...

lundi 7 décembre 2015




On passe sa vie à attendre. C'est une nécessité à laquelle on ne peut se soustraire. On attend un train, on attend son médecin . On attend des nouvelles des personnes à qui l'on tient. C'est une passivité dont on se passerait bien , car elle nous fait prendre conscience, à nous qui clamons notre autosuffisance, de notre  dépendance aux autres mais surtout aux circonstances . 

Il arrive qu' on attende pour rien aussi. C'est le plus dur . Attendre quelqu'un qui ne viendra jamais. Quelqu'un qu'on ne connaît pas mais dont on est sûr qu'il nous reconnaîtra dès qu'il apparaîtra, qu'il rompra le maléfice qui nous lie au malheur ou et au désamour de soi . Il faut bien croire en sa bonne étoile quand on a l'espoir pour unique fanal . 

En attendant , on essaie de poursuivre son chemin bon an mal an. On se laisse porter par le rythme des saisons et le cortège de leurs célébrations . On patiente stoïquement des mois durant , endurant le froid hiémal et celui, plus glacial,  des couloirs où piétine notre âme . 

Puis un beau jour , on se rend compte qu'on n'a plus rien à attendre. Qu'on a même attendu pour rien. Que celui qu'on attendait n'est jamais venu et que d'autres qu'on n'attendait pas sont venus à sa place, pour le meilleur et pour le pire . 

Et l'on se dit qu'on s'est trompé. Que la vie répond rarement à nos attentes. Que le  bonheur est un miracle qui n'existe que dans les contes , un cadeau de Noël égaré en chemin qui n'arrivera jamais à destination . 

Alors on se résigne à attendre celle dont on ne sait rien mais qui nous connaît si bien . Celle qui tient toujours parole , quelles que soient les saisons , quel que soit le continent . Celle qui nous confirme que la vie n'est qu'une vaste aérogare et que nous sommes des passagers sans bagage , perdus au milieu de nulle part et qui rêvent de nouveaux départs pour quitter cette terre jonchée de cauchemars. . 


samedi 21 novembre 2015




La vérité nue , on a beau la chercher , elle fait tout pour se dérober à nous . Quoi qu'on fasse, elle s'enveloppe d'un voile pudique et ne nous laisse, comme trace de son passage,  que les pièces d'un puzzle organique qui sans cesse se modifie et défie notre entendement.

Pourquoi , d'ailleurs, vouloir à tout prix  l'appréhender au singulier , nous qui sommes une multiplicité d'individus à l'identité multiple au cours de notre vie ? A chacun sa vérité , faudrait-il dire. Et il en est peut-être mieux ainsi . Car comment ne pas succomber à la nausée quand on la dépouille de ses oripeaux mensongers ? Où trouver la force de surmonter  la répugnance qu'elle nous inspire quand elle nous offre le spectacle obscène de son corps en décomposition avancée ?
 
A vrai dire , on ne désire pas vraiment la connaître . On la fuit , même , plutôt qu'elle ne nous fuit. Et c'est là la seule vérité qui tienne. On s'accommode très bien de ses simulacres , des masques qu'elle prend plaisir à porter pour mieux nous tromper . Ses sourires , ses belles paroles nous font croire que la réalité n'est pas si intolérable que ça .

Un jour ou l'autre, pourtant, il faut bien que le rideau tombe. Acta fabula est ! Le hasard joue si bien aux dés . On prend soudain  le temps de se regarder dans le miroir sans fard . Et on ouvre les yeux sur ces regard fuyants qui nous entourent, ces propos aberrants , ce théâtre de faux-semblants dans lequel on jouait le rôle principal tout en croyant n'être qu'un figurant .

On se dit alors que l'espèce humaine est une calamité, on se reproche d'avoir été si naïf aussi . Mais au bout du compte , on finit par s'en féliciter. Car ce temps qu'on a passé à se laisser séduire par cette vérité grimée  a été un temps béni . D'abord parce que nous avons baigné dans la sérénité, ensuite parce que , grâce à lui , nous parvenons enfin à agencer les pièces manquantes du puzzle de notre identité.

samedi 14 novembre 2015

Nous sommes bien peu de choses sur terre . On a souvent tendance à l'oublier . Ce n'est qu'en des circonstances dramatiques que soudain nous est rappelée la précarité de notre existence, notre vulnérabilité physique tout autant que psychique, nous qui  ingérons à longueur de journée des maximes vitaminées mensongères qui proclament notre invincibilité .
 
Que celui qui ne s'est pas vanté de posséder en lui les armes pour conquérir le monde me jette la première pierre ! On nous enseigne que nous sommes maîtres de notre destin; que vouloir, c'est pouvoir; que nous possédons en nous les clés de la félicité et de la réussite. Harnachés de pensées positives, nous avançons d'un pas décidé, le corps discipliné et l'esprit galvanisé, prêt à en découdre avec quiconque entravera notre chemin.

Mais nous oublions que la vie n'est qu'un château de cartes. Que nos constructions ne sont qu'éphémères et que nos passions nous conduisent inévitablement sur le chemin de la Passion christique. Nos réussites ne sont que l'envers de nos échecs, et nos unions , qu'elles soient amicales, conjugales ou professionnelles finissent toujours, tôt ou tard, par des séparations .

Si nous naissons un jour à nous-mêmes, ce n'est que pour saisir notre impermanence en ce monde , notre proximité ontologique gênante avec les choses inertes qui nous entourent, une fois que le souffle divin qui nous anime nous aura été dérobé. Oui, nous sommes décidément bien peu de choses sur terre. Nous avons beau marcher la fleur au fusil , nous ne serons jamais que de la chair à canon pour ceux qui tuent et meurent pour des idées car ils sont trop lâches pour avouer qu'ils ont perdu le combat contre eux-mêmes.

dimanche 25 octobre 2015




Raconte-moi une histoire! Telle est l'injonction que l'enfant donne à l'un de ses parents quand la nuit tombe et qu'il est temps pour lui de se coucher . Comme si ce rituel était le passage obligé de la veille au sommeil , un moyen comme un autre de conjurer la plongée aussi nécessaire que terrifiante dans l' inconnu nocturne.

Car cette suspension provisoire de la conscience , cette mise entre parenthèses de la vie n'est que la préfiguration du néant à venir , de celui dont l'enfant a le pressentiment avant même qu'il n'ait affecté son environnement immédiat . La mort , même s'il n'en a aucune connaissance physique, sait ne pas se faire oublier en s'affichant avec ostentation dans les médias . Elle s'étale en gros titres sur les journaux , en bannières sur nos écrans .Elle se venge de son impopularité en s'invitant , comme la fée Carabosse, au baptême des nouveaux-nés mais aussi à toutes les festivités .

Elle nous raconte toujours la même histoire , en somme . Quoi qu'on fasse , elle a toujours le dernier mot . C'est une romancière hors-pair, irriguant ses intrigues de suspense , se nourrissant sans cesse de l'effet de surprise qu'elle produit . Elle est toujours là où on ne l'attend pas . Et c'est pourquoi elle nous fascine , tout autant qu'elle  nous terrifie . Jeunes , vieux , tout le monde y passe . Seul son mode opératoire varie .

Femme fatale , faucheuse hideuse , l'iconographie l'embellit ou l'enlaidit. Que lui importe l'apparence qu'on lui donne . Elle ne se donne jamais à voir . Sans substance , et pourtant consubstantielle à notre existence , elle n'est pas à un paradoxe près . Elle ourle nos songes de l'appréhension qu'elle nous inspire et alimente nos fantasmes d'anéantissement les plus fous .

 L'histoire que l'on raconte au jeune enfant la met en scène aussi . Mais ce n'est pas n'importe quelle histoire . Elle se situe toujours dans des contrées lointaines et des temps reculés , comme si l'on voulait l'exorciser en la circonscrivant à un cadre spatio-temporel bien délimité.

C'est pour cela que l'enfant la réclame , chaque soir, son histoire , et que plus tard , il s'en racontera lui-même , des histoires , aussi  abracadabrantes que celles de sorcières et de sortilèges , dans la tentative de rompre les maléfices de la vie et repousser  la part grandissante d'obscurité en lui .

samedi 3 octobre 2015



Il est une question qui nous taraude toute notre vie, depuis nos premiers pas sur la scène du langage jusqu'à notre sortie de scène finale , qu'elle soit lente ou brutale. Cette question, c'est celle du pourquoi.

L'enfant , quand il découvre le monde  physique qui l'entoure et tente de le comprendre , nous harcèle de ses interrogations constantes , cherchant par là-même à se rassurer tout autant qu'à poser la première pierre du château branlant de ses connaissances . Nous sommes , à ce stade , en mesure de lui apporter la  réponse qu'il attend  , vu le faible degré d'abstraction que celle-ci requiert . Il est en effet à notre portée de lui expliquer la raison pour laquelle un être humain a besoin d'air pour vivre , et un poisson d'eau . 

Là où nous risquons de perdre pied et boire la tasse , c'est quand surgissent dans son cerveau en construction les premières  questions existentielles relatives à notre durée de vie limitée sur terre . Pour couper court à une investigation poussée , on s'entendra  lui dire que si grand-mère n'est plus chez elle , c'est parce qu'elle est montée au ciel . Et l'on s'en mordra les doigts ensuite quand il nous dévisagera  d'un air sceptique , car pourquoi  grand-mère saurait-elle donc voler , alors que lui ne le pourrait pas  ?

C'est en  lui cachant  la vérité sur notre finitude que l'on prend  vraiment conscience de notre incapacité à résoudre les équations métaphysiques qui codent nos existences. Pourquoi devons-nous donc mourir ? Pourquoi devons-nous donc souffrir ? Pourquoi un plus un ne fera   jamais deux pour certains , mais continuera de faire toujours un plus un ?  Pourquoi ?

Certes la religion et les mythes nous apportent quelques lumières sur l'origine du monde . Ils comblent les hiatus que la science ne parvient pas encore à expliquer . Mais si nous aimons tant croire aux histoires qu'ils nous racontent , si nous  nous satisfaisons depuis des millénaires de ces versions de la Création bien qu'elles défient l'imagination  , n'est-ce pas dans la mesure où elles masquent  notre incompréhension anxieuse des mystères du monde ? En fin de compte , nous ne serions pas moins naïfs que l'enfant qui feint de croire au ciel pour repousser l'idée qu'il finira un jour sous terre.

dimanche 20 septembre 2015

"Ça n'arrive pas qu'aux autres!". Cette phrase , on se l'entend dire quand il est déjà trop tard , que le destin a frappé à la porte de notre corps et de notre âme pour en renverser l'équilibre et nous obliger à nous confronter à nous-mêmes , avec toute l'angoisse et le désarroi que cela implique. C'est la prise de conscience fulgurante  de notre impuissance face aux choses de la vie , la déchirure du voile serein qui recouvrait le réel et qui aboutit à un déchirement moral souvent brutal . 


Qu'il s'agisse d'un vol ou d'un viol , d'un divorce ou d'un deuil , d'une maladie ou d'un accident , nous avons soudain le sentiment  d'être  injustement malmenés par les circonstances , de n'avoir pas mérité ce qui nous arrive , que la vie est assez dure comme ça  pour ne pas encombrer notre horizon d'obstacles qui entravent notre élan.


Il serait plus sage de se demander pourquoi on n'y a pas pensé avant , pourquoi l'on a fait preuve de tant de naïveté dans ce domaine alors qu'on manifeste tant de sagacité dans d'autres . Si ça arrive aux autres , ne sommes-nous pas nous-mêmes les autres des autres ? D'où vient notre prétention à vouloir être  préservé des préjudices subis par notre prochain ? Est-ce à dire que ce dernier , lui , a une prédisposition plus grande au malheur que nous, et qu'il est donc tout désigné pour jouer le rôle de  la victime expiatoire ? 


On se rappelle notre air fataliste quand telle ou telle de nos connaissances avait subi un coup du sort . On se souvient d'avoir prononcé des paroles comme : il ( elle ) n'a pas de chance ! Il ( elle ) est né(e) sous une mauvaise étoile! En disant cela , on tentait ainsi de s'immuniser contre le malheur , lui assigner une sphère d'influence éloignée de notre existence  , en en rejetant  la faute aux astres . 


L'on aurait dû plutôt y voir un signe annonciateur de notre avenir prochain , s'estimer chanceux d'avoir été épargné jusque-là , et se préparer non plus seulement au meilleur mais aussi au pire . La chute , qu'elle arrive tôt ou tard , sera inévitable . Alors pour lui ôter son caractère redoutable , autant l'anticiper pour mieux l'apprivoiser . Et remercions les autres de nous avoir enseigné , sans le vouloir , que si nous ne sommes pas des dieux, nous n'en sommes pas moins des hommes.

dimanche 13 septembre 2015

Un gros plan sur un enfant couché sur le sable , sur une plage huppée , un beau matin d'été . Non, ce n'est pas le Lido de Venise et ce n'est pas non plus Tadzio. Mais le petit garçon est tout aussi élégant . Son polo rouge, son bermuda bleu , ses mocassins de cuir brun lui donnent un air de Petit Prince au pays des embruns .

On sent qu'il a été aimé , on sait qu'il sera aimé du monde entier maintenant qu'il n'est plus de ce monde . Les vagues l'ont englouti , et avec lui tous nos espoirs de le voir grandir un jour . La mer, honteuse d'avoir perdu son bras de fer avec la mort , l'a déposé sur le rivage dans un linceul d'écume .

Il repose là, inerte , comme un nouveau-né endormi , le visage enfoui dans le sable . On ne veut pas croire qu'il ne se réveillera plus . Son petit corps bien nourri semble encore plein de vie . On devine ses rires , ses yeux émerveillés quand il a découvert la mer et l'esquif qui allait lui être fatal. On veut oublier sa peur et ses pleurs . Ses cris aussi.

Ce qui nous poursuivra tant que notre mémoire gardera trace de cette image de lui , c'est cette horizontalité dérangeante , cette confusion entre sommeil et absence de vie. Un enfant qui dort, c'est un enfant qui vit . Un enfant qui gît est un enfant sans vie.

On lui en veut , à la mort , de nous avoir trompés en copiant aussi bien la vie . On s'en veut surtout d'avoir été assez naïfs pour croire qu'un enfant allongé ne peut forcément que dormir , et ne jamais mourir.