Posséder ! Il semble que ce soit le maître-mot de nos existences
Détenir des biens et des richesses tout d'abord, mais aussi des
connaissances et des compétences , tout autant que des relations ,
qu'elles soient professionnelles, amicales ou amoureuses. Se définir ,
en somme, par ce que l'on a, plutôt que par ce que l'on est réellement.
Serait-ce spécifiquement l'ADN propre à notre époque, comme certains
le décrient? Ou ne serait-ce pas plutôt une tendance innée, un acte
involontaire qui nous dépasse, une caractéristique quintessentielle de
l'espèce humaine ?
Il est de mon humble avis que l'instinct de propriété fait partie de
l'archéologie de notre moi. Essayez de retirer des mains le jouet d'un
enfant, et vous rencontrerez une résistance qui se manifestera par des cris et des pleurs, symptômes d'une frustration intolérable.
Même si la notion de partage nous est enseignée dès notre plus jeune âge, force est de constater que nous prêtons, avec un déplaisir plus ou
moins grand, ce qui nous appartient. Comme si nos possessions matérielles
étaient une prolongation de nous-mêmes, et que les céder, même pour
une brève durée, revenait à nous amputer de l'un de nos membres.
Idem des relations humaines. La naissance d'une fratrie nous contraint à
repenser avec hantise notre place au sein du cercle familial. Nous
nous sentons menacés, en quelque sorte, d'une carence affective aussitôt
que le nouveau-né reçoit,de la part de notre génitrice, les attentions
qui nous ont jusque-là été réservées. C'est que nous avons tous en nous cet irrépressible besoin d'être préféré, de voler la vedette aux
frères et sœurs dont nous craignons qu'ils usurpent notre rôle
sur la scène parentale.
Le sentiment d'insécurité, aussi infondé qu'il soit, qui a pu voir le
jour dans le contexte familial , ressurgit avec une intensité décuplée à
l'adolescence, quand nous entrons de plain-pied dans l'arène des
relations amoureuses. Non seulement doit-on livrer bataille pour
conquérir le cœur d'un autre , mais encore faut-il tout mettre en œuvre
pour s'en assurer l'exclusivité. Non seulement faut-il se faire aimer
de l'autre, mais encore faut-il décrocher le trophée de " préféré(e) ",
et surtout le conserver .
Or quoi de plus labile que le sentiment amoureux! S'il est un des
domaines dans lequel l'instabilité règne en maître, c'est bien celui du
cœur. On sait quand une histoire d'amour commence, on ne sait jamais
quand elle va finir. On la voudrait éternelle , on croit posséder le
cœur de l'autre , on va jusqu'à faire officialiser le lien en
établissant une alliance conjugale. Mais on oublie que s'il y a
possession dans l'amour, elle ne s'exerce qu'à nos dépens . Nous
sommes plus possédés que nous ne possédons vraiment .
"Aimer est un mauvais sort, comme ceux qu'il y a dans les contes,
contre quoi on ne peut rien jusqu'à ce que l'enchantement ait cessé."
Cette envoûtante citation de Proust pointe de sa baguette magique
l'acception du verbe " posséder " dans ce contexte particulier . La
possession est d'ordre démoniaque . Elle n'est pas neutre . Nous ne nous
appartenons plus . Nous perdons la maîtrise de notre volonté. Nous
capitulons devant l'irrationnel, impuissants que nous sommes , et
endurons des souffrances quand le sortilège n'opère plus .
Qui donc nous en voudrait de tenter de conjurer le mauvais sort en nous
tournant vers la possession de biens matériels ou immatériels ? Ne
jetons pas l'anathème sur notre société de consommation et notre
frénésie matérialiste . Je parierais fort qu'au Paléolithique ,
l'hominidé manifestait le même instinct de propriété que nous . Sa
caverne n'était certes pas celle d'Ali Baba , mais elle n'en était pas
moins remplie des possessions qui avaient le plus de valeur à ses yeux .
Car lui aussi avait un coeur , et il saignait tout autant que le nôtre ...