Rétrospectivement , le souvenir qu'elle me laissa fut celui du personnage balzacien le moins reluisant. Elle possédait tous les attributs de l'illustre tenancière de la pension Vauquer! Son âge avancé , sa corpulence avérée qui excusait sa lenteur à gravir les escaliers du lycée , ses lunettes à double foyer qu'elle retirait de temps en temps pour les essuyer avec un mouchoir d'une propreté douteuse , le pardessus marron dont les exhalaisons ne laissaient aucun doute sur sa prédilection pour les félins incontinents , tout dans son comportement et son accoutrement la désignait comme l'incarnation du personnage de fiction le plus repoussant de l'œuvre balzacienne.
Elle prenait en outre un malin plaisir à tester ma susceptibilité . Il faut dire que j'aimais briller autant que je le pouvais et que mon doigt était levé dès qu'une question était posée . Un jour , lui ayant tenu tête lors d'un cours de traduction d'un passage de l'Enéide , elle rentra dans une colère épique et décréta que puisque j'étais une "optima alumna" , il me fallait occuper seule le rang de droite de la classe , comme au temps de Charlemagne . Aussi enjoignit- elle à mes congénères décontenancés de quitter leur place afin de m'en laisser la jouissance exclusive .
Cela n'entama guère mon impétuosité . Ce qui , néanmoins , fut subi par moi comme une vexation, et qui eut un écho dans ma vie beaucoup lus tard, fut la remarque qu'elle me fit un jour qu'elle nous soumit le questionnaire de Proust . Alors qu'elle parcourait mes réponses , elle se figea soudain et me scruta d'un regard moqueur quand elle arriva à celle qui correspondait à la qualité que je préférais chez un homme . J'avais osé écrire "l'intelligence", ce qui lui fit dire d'un ton railleur empli de dédain: "Mais Mademoiselle , que faites-vous des qualités de cœur ?"
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.