Pages

Nombre total de pages vues

mardi 27 décembre 2016




Delenda est ego! Il faut détruire l’ego! c’est certainement ce que Caton d’Utique proférerait de nos jours s'il avait à s’adresser au sénat romain . Carthage n’est plus l’ennemie à abattre . C’est la citadelle de notre ego qui est devenue une forteresse imprenable. Car elle n’a de cesse de se fortifier , aidée en cela par les interfaces numériques de nos écrans tactiles . Autrefois cantonné au cercle familial ou amical , l’ego a , au cours des dernières décennies , pris des proportions phénoménales qui dépassent largement les frontières géographiques de notre pays. On ne compte plus les occasions dont on dispose pour attirer l’attention de nos semblables aux quatre coins du globe  par nos exhibitions selfiques , nos publications nombrilistes , nos appels à partager nos prises de postion idéologiques . On veut se faire valoir à tout prix , se pavaner , être sous les feux de la rampe . La prophétie de Warhol , comme nos applis, a besoin d’une sérieuse mise à jour. Son quart d’heure de célébrité ne nous suffit plus. C’est bien plutôt un quart de siècle qu’il nous faut.

Les médias eux-mêmes sont pris au piège . Ils postent leurs espions à tous les carrefours des réseaux sociaux pour recueillir le moindre indice des événements à venir.  Quand ils veulent jouer les Cassandre , ils parlent de « toile qui s’enflamme » , comme si les plateformes électroniques constituaient la nouvelle agora où se jouait le sort des nations . Mais ce ne sont souvent que des feux de paille . Beaucoup de bruit pour rien, pourrait-on dire , sauf que de bruit, il n’y en a pas , puisque nos écrans sont muets . Pas de clameur . Seulement quelques bribes de mots , que notre accoutumance au langage texto avait déjà tronqués et défigurés. La novlangue de la culture 2.0 ,  c’est celle de l’ icône du pouce levé . On " like" à gogo. Et c’est bien dans cette faille que s’est engouffré notre ego. Contrairement aux jeux du cirque où la vie des gladiateurs était anéantie si le  pouce de l' empereur venait à se baisser, notre vie numérique ne risque aucunement d’être dévastée par une semblable occurence  Alors on persiste et on signe. Rien ne peut nous abattre. Non delenda est Ego! semblent nous seriner nos divins réseaux sociaux.

Faut-il donc les vouer aux gémonies, ces interfaces numériques , qui alimentent le feu de notre narcissisme ? N’ont -elles pas sonné le glas de notre civilisation, en faisant de nous , non les acteurs, mais les spectateurs béats de notre grandeur illusoire dans cette vaste foire aux vanités où chacun congratule l’autre sur ses actions ou possessions? Point n'est la bonne solution .  Pour filer la métaphore, il n’y a pas de fumée sans feu. Si notre ego a besoin de tellement d’expansion, c’est qu’il est par ailleurs, soumis à beaucoup de restrictions, voire même d'une oblitération. Que ce soit dans le cadre professionnel , familial , ou amical, on est tenus de ne pas trop faire montre de notre autosatisfaction . Cela pourrait aliéner la sympathie de notre entourage , pire ,attiser leur envie,  leur malveillance peut-être. Quoi de mal , donc, à ce que notre ego s’octroie un brin de réconfort virtuel et qu'il se repaisse de festins d'émojis qui le flattent , s'il garde ,toutefois , en mémoire, que rien ne le prémunira d’un Big Bug digital ?

mardi 20 décembre 2016




Il est des mots qu'on emploie dans la vie courante par réflexe , sans même se rendre compte qu'ils ont été vidés de leur sens à force d'être trop utilisés  . "Pardon "en est un . Dire "pardon" à quelqu'un , ce n'est pas lui demander pardon . C'est simplement une façon détournée de lui signifier qu'il nous gêne pour accomplir une tâche particulière . Par exemple , quand on est pressés ,lui demander de s'écarter du trottoir pour avoir une chance d'attraper son bus , ou au supermarché , quand on veut se faufiler dans une allée embouteillée de consommateurs indolents ou indécis . C'est une façon de témoigner qu'on a intégré les codes de politesse pour s'intégrer le plus harmonieusement possible dans une société donnée .

Mais c'est aussi le signe que l'autre est un obstacle à l'accomplissement de nos désirs . Qu'il se trouve toujours sur notre chemin un quidam qui nous freine dans nos élans  . Le plus souvent il s'agit d'une simple trajectoire spatiale où le corps physique de l'autre agit comme une barrière ou un écran . Il nous gêne , nous agace même . Il est là, statique , ancré sur terre . On lui en veut de prolonger son immobilité . "Pardon" , dit-on alors en chantonnant, avec une intonation ascendante , en prolongeant la durée de la deuxième syllabe comme pour adoucir la dentale qui pourrait être ressentie comme trop  brutale . Et , comme par miracle , le petit mot passe- partout  réussit à accomplir des prodiges là où une injonction formulée à l'impératif aurait échoué. La voie est libre et notre frustration s'estompe .

La frustration peut aussi venir de l'autre, quand on le bouscule par maladresse ou qu'on lui marche sur les pieds . Lui dire "pardon" revient alors à s'excuser d'avoir malmené une partie de son corps , de lui avoir infligé une douleur , peut-être . Il n'est alors pas rare qu'on rajoute ,en amont de notre énoncé , une interjection de stupeur : "oh, pardon !", dit-on. Le ressenti est différent . Au lieu d'un air agacé, on adopte un air contrit . La culpabilisation se lit sur notre visage . Mais peut -on dire qu'on soit vraiment coupable ?

Le paradoxe , c'est que le mot "pardon" , tellement banal au quotidien , peine à être prononcé quand on l'est vraiment , coupable . C'est pourtant ce mot qu'attendent , lors de procès , les parents des victimes dont l'assassin comparait au tribunal. C'est surtout  le mot que l'on attend d'un parent qui nous a punis trop sévèrement  , d'un conjoint qui nous a bannis, ou d'un ami  qui nous a trahis . C'est quand le mal est invisible , mais tellement plus incommensurable que les blessures physiques , que ce mot demeure dans le domaine  du non-dit , qu'il reste à la lisière de notre guérison et à la frontière de la rédemption de ceux qui nous ont meurtris.

Quand donc le mot "pardon" acquiert-il tout son sens ? C'est dans la religion , sans doute , que la demande de pardon peut  s'exprimer authentiquement et librement  . Car ,dans la prière, on ne s'adresse plus à notre semblable , à un humain victime qui se transformera bien , lui aussi , un jour , en bourreau  , mais au Tout-Puissant ,  à celui dont on ne connaît ni le visage ni la voix , mais dont on décrète  que le silence est le témoignage  de son absolution . " Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés.» Le pardon n'existe pas en fait, seulement le verbe pardonner .

mercredi 23 novembre 2016




Il arrive toujours un moment où l’on se dit qu’il est trop tard. Qu’on a laissé passer sa chance . Qu'elle était là, palpable, comme ce poignard qui nargue Macbeth en plein banquet , et qu’il nous aurait fallu juste la saisir pour lacérer cette hantise de l’ échec tapie dans nos viscères .
   Mais on ne l’a pas fait. Par manque de courage . Par peur de se découvrir plus fort qu’on ne le pensait aussi . A cause de cet enfant timoré et fier qui fait le siège de notre inconscient et qui nous fait des crocs-en-jambe quand on ose le défier.
   On croit lui faire un pied de nez en tendant la main à celui ou celle que l’on prend pour notre sauveur. On se dit que ça y est , il va nous laisser tranquille , cet enfant maudit. Pour bien lui montrer qu’on lui fait la nique, on décide d’en avoir même un , d’enfant . Qu’il s’avise de nous martyriser maintenant!
   Mais il persiste . Il est coriace. Il se nourrit de notre rage et détruit nos frêles constructions , nous qui rêvions de bâtir des chateaux en Espagne. Entre temps notre sauveur s’est enfui. Il est lui aussi retombé en enfance . Il faut que jeunesse se passe…
   Que nous reste-t-il alors?  Une lueur .  Mais elle suffit à nous guider au coeur de la tempête . C’est  alors qu’on réalise qu’elle a toujours été en nous , que nous l’avions seulement perdue de vue à force de fixer la splendeur d’un soleil trompeur . Elle grandit et devient flamme , embrase notre esprit et , coup de théâtre , réduit en cendres les palissades qui emprisonnaient notre âme.
   Nous voilà sans entrave . Enfin libres  de nous mesurer au monde qui nous terrifiait tant. L’enfant terrible a péri sous les coups du poignard que l’on a finalement saisi et que l’on jette au loin , accessoire de théâtre devenu superflu.
   Mais la pièce n’est pas encore finie ! iI nous reste à jouer notre dernier acte , pour renaître de nos cendres et se prouver que l’on a bien grandi. Voilà donc où elle se trouvait  , la chance ! On pensait l’avoir laissé passer alors qu’elle attendait simplement son heure , à un tournant de notre vie , plus ou moins tard ,  mais toujours assez tôt pour qu’on la saisisse avant le tomber du rideau.

dimanche 30 octobre 2016

Homo homini lupus . L'homme est un loup pour l'homme . Il semble que cet adage n'ait jamais été aussi vrai . Car bien que notre civilisation ait atteint un degré élevé dans des domaines tels que la science et la technique , il n'en reste pas moins que la caractéristique fondamentale de l'homme soit la lutte pour la survie , et qu'elle ne s'exerce plus qu'aux dépens de ses congénères . En effet, Il s'est arrangé pour éliminer la menace que faisaient peser sur lui les grands prédateurs de l'espèce animale qui lui faisaient concurrence sur terre en les assignant à résidence dans des réserves animalières ou des parcs zoologiques . Quant au milieu naturel hostile , il l'a façonné ou plus exactement défiguré pour qu'il réponde à ses besoins d'expansion .

Cette lutte pour la survie se dissimule derrière des artifices langagiers subtils . On parle de performance et de dépassement de soi , en mettant en avant la satisfaction personnelle qui découlerait de cette inclination à viser toujours plus haut , et que les compétitions et concours nous permettraient d'évaluer . Mais pour cela il faut se mesurer à d'autres , et surtout avoir pour fin de faire mieux qu'eux . L'autre n'est en définitive qu'un ennemi à abattre . Sans coup férir , au sens propre , et dans des cadres policés obéissant à des règles bien précises , on rejoue les combats sanglants qui se déroulaient dans les arènes des empereurs romains .

Il est symptomatique que de tels types de confrontation soient mis en scène par l'industrie du divertissement encore plus qu'auparavant . Pour édulcorer la férocité inhérente à tout combat singulier qui rappelle inéluctablement la pratique du duel, on nous propose des combats entre équipes , histoire de faire resurgir la notion de solidarité entre candidats d'une équipe donnée. Mais cela ne peut masquer l'appétit de domination qui sous-tend ce genre de manifestation . Que l'on soit seul ou à plusieurs , on veut toujours vaincre l'adversaire , et on rejoue en cela sans cesse le combat originel pour la survie de l'espèce .

Plus encore que l'industrie du divertissement , l'arène politique nous propose un spectacle haut en couleurs de ce que je viens de citer . Mais point de codes ici . Les coups bas sont permis . On exhume les cadavres des placards des politiciens en lice , mais on affectionne plus encore de dénicher les amants ou maitresses cachés dans leur lit , avec une préférence , il faut le dire , pour les créatures plantureuses qui répondent au nom si peu poétique d'escorts. Le sexe , comme chacun sait , conduit au sommet du pouvoir tout autant qu'à la ruine . Le tout est de choisir le bon ou la bonne partenaire , et ne pas se livrer à des orgies si l'on veut rester en vie .

Mais il existe malheureusement certaines aires géographiques où la lutte pour la survie n'est plus une métaphore mais une réalité . Compétitions , concours et courses à la candidature ne valent rien en comparaison des épreuves que subissent ceux et celles pris au piège des conflits entre nations , pour satisfaire justement la soif de domination d'un puissant de ce monde , ou bien de telle ou telle faction . Pour ceux-là , le dépassement de soi signifie simplement la préservation de leur vie . L'ambition humaine , qui leur a peut-être caressé l'esprit par le passé ou même guidé chacun de leurs actes , leur semble alors bien vaine . Ce sont ceux- là surtout qui prennent conscience de la fragilité de notre condition humaine . Nous avons beau nous évertuer à réaliser des prouesses dans l'espoir de rentrer au Panthéon des grands hommes , nous n'en sommes pas moins de pitoyables mortels sans armes entre les mains du Tout-Puissant.

lundi 3 octobre 2016



Prendre de l'âge , ce n'est rien moins qu'entrer dans une nouvelle ère : celle du bricolage . D'abord parce que le temps qui passe ne se gêne pas pour endommager le corps humain . L'épiderme se modifie , les muscles et les tendons aussi . Quant à l'architecture osseuse , temple des organes , il n'est pas rare qu'elle se fissure avec eux . Il s'ensuit qu' au-delà de certaines interventions chirurgicales motivées par des considérations esthétiques ( éradication des rides, remodelage des tissus relâchés ) , il en est d'autres qui nécessitent l'emploi de prothèses visant à rafistoler hanches , genoux, chevilles, sans oublier celles qui permettent l' implantation , dans la mâchoire, de dents d'une blancheur spectrale et d'une dureté supérieure à celles d'un squale . Si ce n'est pas encore l'avènement de l'homme augmenté , c'est assurément celui du vieillard augmenté!

Les gens de notre entourage qui ont font l'amère expérience ne se gênent pas pour nous exposer , dans les moindres détails , le déroulement de ces opérations de sauvetage , nous infligeant , par là- même , un trauma incurable en déployant leur savoir médical phénoménal , et en accordant au récit de leurs tourments une place prépondérante dans leurs conversations . C'est qu'ils tiennent absolument à nous rappeler , à nous qui sommes encore sains de corps et d'esprit , que nous aurons aussi à subir l'usure dont ils pâtissent , nous qui avons la vitalité de la jeunesse seulement en usufruit .

Réflexion faite , leurs lamentations ont moins pour dessein d'éveiller en nous la compassion que la culpabilisation de ne pouvoir partager avec eux les nouveaux maux de leur quotidien . Car s'ils concluent leur complainte en louant notre épiderme lumineux , nos yeux vifs , notre démarche majestueuse , ils s'empressent d'ajouter qu'eux aussi possédaient les mêmes attributs du temps de leur splendeur . C'est donc de leur sourire artificiellement étincelant qu'ils nous enjoignent de profiter des plaisirs de la vie , eux qui ont dû se résigner à résilier leurs abonnements sportifs , à bannir sel et sucre de leurs mets favoris , et à remplacer , dans leur sac, leur étui à cigarettes par une boîte à pilules .

À fréquenter ces gérontes professionnels de la flagornerie et du mémento mori ,on ne regarde plus du même oeil les aliments que l'on ingère. On restreint sa consommation de boisson . On s'aère beaucoup plus les poumons . On examine plus que de coutume sa dentition , et on ménage surtout ses articulations . Certains mêmes se découvrent un attrait pour la religion . Si on ne peut pas sauver son corps , autant sauver son âme , se dira-t-on ! En bref , on craint de vivre plus qu'on ne jouit de la vie .

Si j'avais un conseil à formuler aux potentielles victimes de ces prédateurs nostalgiques , il serait le suivant : ne pensez pas que vieillesse rime nécessairement avec sagesse . Si un vieillard geignard vous expose ses maux en enviant votre jeunesse , bouchez vos oreilles , fermez vos yeux et n'ouvrez pas votre bouche . Il vous prendra pour un pauvre idiot et vous offrira alors un visage empli de compassion en marmonnant que la vie est décidément bien injuste si elle ne permet plus à la vieillesse de se décharger incontinemment du poids de ses ans sur les nouvelles générations ...

lundi 29 août 2016

Chaque été nous réserve son lot de surprises , et pas des meilleures. Pour un peu , on croirait que certains s'ennuient d'être en vacances et qu'ils le font payer aux autres au prix fort . C'est sûr . La chaleur échauffe leurs esprits . Le soleil crame leurs neurones . Et dans le jardin maléfique de leurs frustrations qui a fleuri à l'intérieur leur boîte crânienne , se trouvent toujours les épines et les ronces de leur ressentiment qu'ils comptent bien utiliser pour flageller les boucs-émissaires qui se trouveront sur leur chemin . 

Certains agissent en douce et contemplent , avec jubilation , le spectacle de dévastation dont ils sont l'auteur . Les pyromanes en août ont le vent en poupe et l'utilisent pour attiser les Flammes de leur perversion. Ce sont les fétichistes de l'allumette , ceux épargnés par les flèches de Cupidon et qui comblent leur carence en hormone de l'affection en faisant feu de tout bois . Faire craquer une allumette est tout ce qu'ils leur reste à faire , vu qu'ils n'arrivent à faire craquer personne. Désespérant de connaître les feux de la passion , ils se vengent sur la nature et la transforment en buisson ardent . Il est si facile de détruire quand on ne peut rien construire .

C'est ce que s'appliquent à faire d'autres individus en divagation dans tous les sens du terme . Déçus par la vie , dépourvus d'ambition, ces losers aigris se tournent vers des prédicateurs haineux au discours apocalyptique qui prêchent la mauvaise parole sur le dark web. Ils découvrent alors leur côté obscur , s'autoproclament justiciers de l'ombre, et brandissent l'étendard du nihilisme , prompts à s'immoler pour sacrifier des foules anonymes comme les "bad guys" des Comics en provenance d'Outre-Atlantique , que pourtant ils fustigent. Il est encore plus facile de détruire quand on se construit en se nourrissant des mensonges d'une doctrine . Et pour bien montrer au monde occidental que leurs gènes sont encore plus archaïques que ceux de l'homme de Neandertal , ils veulent imposer aux femmes le port du voile intégral jusque sur les plages de la Riviera !

Ne nous voilons pas la face : ces tristes individus souffrent de pulsions sexuelles incontrôlables ! Et de peur d'être verbalisés pour outrage aux bonnes mœurs , ils préfèrent savoir la chair du beau sexe macérer sous des couches de tissu imbibées d'eau salée . Les dermatologues doivent être submergés ! Car moi qui ai dû faire les frais , cet été , d'une allergie au soleil nécessitant le port d'une combinaison antiUV, je dois dire que cette tenue de choc à défaut d'être chic n'a pas pour autant empêché la chaleur emmagasinée de provoquer une deuxième éruption cutanée ! Sans doute les chantres du burkini aiment-ils que leurs compagnes aient le derme hérissé de pustules ! On ne le saura jamais : ils sont trop discrets sur leur intimité , si tant est qu'ils en aient une ...

jeudi 11 août 2016

Avis à mes lecteurs

Comme vous avez pu le constater ,  j'ai mêlé récemment à mon blog des extraits du roman autobiographique dont j'ai amorcé l'écriture il y a quelques mois. Pour donner plus de cohérence à mes écrits, j'ai regroupé ces fragments dans un autre blog , dont l'adresse est la suivante: http://emmanuelledubuisson.blogspot.fr/.

En mettant en ligne les pages que j'écrirai au fur et à mesure, je propose ainsi de renouer avec la parution en feuilletons des romans  du 19e siècle. 

 Cette expérience est certes périlleuse , car je travaille sans filet , mais elle me convient mieux que la mise en ligne d'une oeuvre romanesque achevée . A vous d'en apprécier le contenu et de me faire part de vos réflexions .


Bonnes vacances à tous et à toutes!

Emmanuelle Dubuisson

dimanche 31 juillet 2016


Alors que ma pétulance et mon insolence trouvèrent , en mon enfance , un terrain  favorable à leur éclosion, elles se raréfièrent quand j'abordais le rivage de l'adolescence . Il est vrai que les lectures que l'on m'obligeait à faire au collège n'étaient guère propices à des esbaudissements  . L'austérité d'Eugénie Grandet me rebutait . Ne parlons pas du Père Goriot ! J'avais un professeur de littérature qui ne jurait que par Balzac . Elle nous fit faire un bref détour par Stendhal , mais la passion pour cet auteur ne l'animait guère . Savait-elle seulement ce qu'était la passion ! Les passages du Rouge et du Noir qu'elle se résigna à nous lire résonnait du mépris qu'elle portait aux égarements de Madame de Rénal, tandis qu'elle enflait sa voix en déclamant avec emphase le défi qu'Eugène de Rastignac lançait à Paris : " A nous deux , maintenant !".

Rétrospectivement , le souvenir qu'elle me laissa fut celui du personnage balzacien le moins reluisant. Elle possédait tous les attributs  de l'illustre tenancière de la pension Vauquer! Son âge avancé , sa corpulence avérée qui excusait sa lenteur à gravir les escaliers du lycée , ses  lunettes à double foyer qu'elle retirait de temps en temps pour les essuyer avec un mouchoir d'une propreté douteuse , le pardessus marron dont les exhalaisons ne laissaient aucun doute sur sa prédilection pour les félins incontinents , tout dans son comportement et son accoutrement la désignait comme l'incarnation du personnage de fiction le plus repoussant de l'œuvre balzacienne.

Elle prenait en outre un malin plaisir à tester ma susceptibilité . Il faut dire que j'aimais briller autant que je le pouvais et que mon doigt était levé dès qu'une question était posée . Un jour , lui ayant tenu tête lors d'un cours de traduction d'un passage de l'Enéide , elle rentra dans une colère épique et décréta que puisque j'étais une "optima alumna" , il me fallait occuper seule le rang de droite de la classe , comme au temps de Charlemagne . Aussi enjoignit- elle à mes congénères décontenancés de quitter leur place afin de m'en laisser la jouissance exclusive .

Cela n'entama guère mon impétuosité . Ce qui , néanmoins , fut subi par moi comme une vexation, et qui eut un écho dans ma vie beaucoup lus tard, fut la remarque qu'elle me fit un jour qu'elle nous soumit le questionnaire de Proust . Alors qu'elle parcourait mes réponses , elle se figea soudain et me scruta d'un regard moqueur quand elle arriva à celle qui correspondait à la qualité que je préférais chez un homme . J'avais osé écrire  "l'intelligence", ce qui lui fit dire d'un ton railleur empli de dédain: "Mais Mademoiselle , que faites-vous des qualités de cœur ?"

dimanche 24 juillet 2016

Un pour tous , tous pour un ! La devise des mousquetaires est devenue la nôtre en notre chère république . Plus que jamais , les foules se massent, de jour où de nuit, sur des places au nom symbolique, ou défilent sur des avenues à l'emplacement  stratégique. Que se soit pour soutenir une cause , protester contre des mesures politiques jugées iniques , ou témoigner leur soutien à des familles frappées par le destin , les Français sortent de leurs chaumières et donnent une illustration éclatante de ce que le mot " fraternité" veut dire . Quand ce ne sont pas des banderoles qui pavoisent les rues où retentit le clairon des trompettes , ce sont des fleurs et des bougies qui sont déposées dans le recueillement dans des lieux où viennent de périr des martyrs. Dans notre pays en éruption , on passe sans transition des débordements sonores de l'insurrection à la manifestation silencieuse de la compassion .

Faut-il être si mal gouverné ou si tragiquement spolié de notre droit de vivre pour qu'éclose en nous ce sentiment de solidarité ? Il n'en est rien . Ce qui fait le ciment d'un peuple libre, c'est sa capacité à se fédérer et exprimer son indignation face à des décisions prises par des hiérarques énarques qui ne prennent pas en considération leurs revendications . C'est aussi sa capacité à laisser libre cours à sa sensibilité quand des événements traumatiques le mettent face à face à ce que l'on nomme l'inhumanité. En somme, c'est quand notre avenir est assombri par la perte de nos acquis , que notre présent se voit anéanti  par la disparition brutale  de nos enfants chéris , et que ces actes sont le fait de groupes soit-disant dotés de raison ou de groupuscules qui en sont manifestement dépourvus, c'est à ce moment que se remet à germer avec vigueur ce que l'on croyait  étouffé par les herbes folles de l'individualisme et de l'égoïsme collectifs : cet instinct grégaire si décrié mais qui signe néanmoins notre appartenance à l'HUMANITÉ.

mardi 12 juillet 2016



Si l'hiver est l'occasion rêvée pour s'initier aux disciplines sportives les plus insolites , le printemps et l'été sont les saisons où l'on aime plus renouer avec des sports d'ado ou d'enfant : on aime  rejouer à la baballe, qu'elle soit petite ou grande . Ainsi après le solstice d'hiver , ceux qui veulent éviter de terminer la journée en faisant du macramé devant la télé se lancent dans les sports extrêmes en salle, du style crossfit ou TRX, histoire d'injecter une dose d'exotisme dans le paysage grisâtre de leur quotidien. Mais sitôt l'équinoxe de printemps et le retour des températures plus clémentes , l'énergie emmagasinée pendant les longs mois d'hibernation a besoin de se libérer , et leur goût de la compétition s'en trouve exacerbé . Les voilà repartis en quête d'hypothétiques conquêtes , à affronter d'autres accros de la balle sur tout  terrain . C'est aussi à cette période que se jouent les événements sportifs les plus courus de la planète terre qui élèvent balle et ballon au rang d'objets de dévotion.

En Mai , c'est la petite balle jaune qui est le centre de toutes les attentions . On fixe ses rebonds capricieux sur la terre ocre Roland Garrossienne . Pas difficile de saisir qui va marquer le point .Le but du jeu, c'est de faire en sorte que l'adversaire ne la rattrape pas , cette balle. Alors toutes les ruses sont employées pour faire courir le concurrent  d'un bout à l'autre du terrain. Et nos yeux de spectateur sont mis à rude épreuve à force de se promener de droite et de gauche . Pire qu'un séance chez l'orthoptiste.

En juin et juillet , on change de cadre . On préfère la fraîcheur des pelouses à la terre battue , et c'est le ballon rond qui devient l'objet de toutes les spéculations . Etrangement , il ne se trouve aucun Vert pour s'indigner du fait que le gazon soit martyrisé par des crampons .  C'est que tout vert qu'ils soient , les écolos ont un faible pour les bleus .De  la coupe du monde à l'Euro , c'est notre  fibre patriotique qui vibre . On prête allégeance  au coq tricolore , on apprend les paroles de la Marseillaise pour l'entonner en cœur avec les joueurs de l'équipe de l'Hexagone.On ne s'est jamais autant senti Français .
On publie des messages d'admiration sur le compte Twitter de nos favoris . Entre les bruns et les blonds, les supportrices ne savent plus où donner de la tête . Elles sont jalouses de leur WAGS. D'ailleurs elles se trouvent  plus SWAG qu'elles ... Ils ont beau être des As du ballon rond et avoir une personnalité très marquée sur le terrain , les joueurs de l'équipe de France ne font preuve d'aucune originalité quand ils choisissent leurs compagnes : ils les recrutent invariablement dans des agences de mannequins ...

Et quand arrive le Grand jour , le combat des Titans qu'on attend avec tant d'impatience , les footeux les plus  croyants prennent soin de prier le Tout-Puissant pour qu'il leur apporte son soutien  . Ceux adeptes de la magie blanche se peinturlurent la face du drapeau tricolore , endossent le maillot bleu brodé au dos du chiffre magique, font  des incantations en espérant qu'elles leur permettront de se livrer ad libitum à des libations jusqu'au petit matin . Ils emplissent  le stade ou les fanzones de leurs cris d'excitation et cèdent à l'exaltation quand le ballon s'emballe et cavale à vive allure vers la lucarne . Ils tempêtent de rage quand l'arbitre brandit le carton jaune  , retiennent leur souffle quand il prononce les mots " corner " ou " penalty", se tordent de douleur quand un but est marqué par l'équipe adverse .

Gloire aux vaincus ! Malheur aux vainqueurs quand ils sont ennemis ! Ils se disent que les bleus ont perdu la bataille , mais qu' ils n'ont pas perdu la guerre ! Ils feront mieux la prochaine fois . La victoire n'en sera que meilleure .Pour l'heure, ils troquent  le maillot bleu pour un jaune et se mettent à suivre les exploits des spécialistes de la petite reine. De paysage en paysage , de ville en village , Ils comprendront en regardant le tour de France que que ce n'est pas si mal d'être français , et se remettront de leurs émotions en regardant jouer les vieux à la pétanque ...

samedi 2 juillet 2016




"The lunatic, the lover, and the poet, are of imagination all compact." Oui , le grand Shakespeare  a bien cerné le propos quatre siècles plus tôt . Le point commun entre le le fou , le poète et l'amoureux , c'est bien l'imagination . Dans les trois cas , on fuit la forteresse sinistre de la réalité pour se retrancher dans un palais fait de gloire et d'illusions . Mais alors qu'on peut être fou et poète sans être touché par la flèche de Cupidon , l'amoureux transi , quant à lui , peut  à lui seul , parvenir à subsumer folie et poésie . Ne dit-on pas que l'on est fou d'amour ? N'écrit-on pas des déclarations insensées à celui ou celle que l'on "choisit "d'aimer ?

 Le paradoxe , c'est que moins on est aimé en retour , plus l'on enfourche Pégase et l'on développe sa créativité . Les sonnets de Petrarque en sont une éloquente illustration . La bien-aimée , figure féminine idéalisée , fait couler les larmes et aussi beaucoup d'encre de son soupirant auquel elle témoigne un  dédain souverain . Plus elle le repousse , plus il s'évertue à la séduire par ses quatrains . C'est sans doute là que réside la folie . Car n'est ce pas déraisonner que de persister à vouloir allumer la flamme en ne disposant que du verbe comme combustible ?

Mieux vaut être fou et nier la réalité que d'être amoureux et l'embellir , et ainsi se bercer d'illusions. Car si , par bonheur, l'amour offert  est partagé  , il finit par  se consumer et être réduit en cendres , tant l'imagination ardente qui l'a façonné en le parant de mille qualités nous a trompés. Quant à l'amour malheureux, c'est pourtant celui qui nous procure le plaisir esthétique le plus fastueux , enjambant les siècles de sa mélancolie majestueuse . Car , en  enfantant dans la douleur des œuvres à la gloire de l'Absent(e), ce sont les monuments  poétiques les plus émotionnellement vertigineux qu'il nous donne à contempler , comme un avant-goût d'éternité .

vendredi 17 juin 2016







De toutes les métaphores dont le corps peut se prévaloir , il en est une qui recueille  mes suffrages : celle du paysage .

D'abord succession de dunes sahariennes caressées par le suave sirocco et dont le grain de peau étincèle au soleil de la jeunesse  , le corps se métamorphose , à l'âge mûr, en plaines et vallées asséchées par les incendies de la vie ou ravinées par ses orages .

Peu à peu , les veines jusque-là souterraines affleurent et violentent l'épiderme en dévalant sur lui comme les coulées de lave du volcan qui se réveille dans nos entrailles . Les rides font de notre visage un canyon aux précipices vertigineux où se dissimule pudiquement le flot de  nos larmes .

Puis ce sont les fleurs de cimetière qui s'épanouissent et obscurcissent les carnations opalines de sombres présages , cependant que les os saillants de notre squelette obscène font brusquement surface, ébranlés par un violent séisme .

Ce sont les prémisses du froid hivernal à venir , la partie émergée de l'iceberg fatal qui finira par nous engloutir , dans un ultime naufrage   , dans les eaux glaciales du fleuve de l'oubli .

vendredi 20 mai 2016

Il est revenu , le temps des idoles , maintenant que le divin s'est retiré du monde . Et ce sont nos écrans de tablettes qui sont devenus les temples de ces divinités païennes qui s'exposent sous tous les angles à coup de selfies millimètrés pour susciter notre dévotion , nous qui errons dans un "No God's Land " métaphysique . Le primat est accordé à la vue au mépris des autres sens , nous qui faisons de notre globe oculaire l'instrument privilégié de cette culture iconophile. Les réseaux sociaux , nouveaux gourous des temps modernes , nous édictent leurs règles : il faut "Liker" et ainsi témoigner notre vénération à ces créatures virtuelles pourvoyeuses de fantasmes si salutaires dans un monde qui nous perfuse des images de chaos d'un bout de l'année à l'autre . 

Mais avons-nous pensé que ce qui est mis en croix sur ces autoportraits à l'artificialité savamment calculée , c'est le principe même de vie qui anime nos corps et donne un souffle à notre âme ? Car si l'on se prend au jeu et versons dans cette addiction à la sur-auto-exposition digitale , l' on se voit irrémédiablement figé à un instant T , et dépossédé de ce qui fait le sel même de la vie : le mouvement . C'est une mise à mort de notre spontanéité , une déssubstantiation sans transsubstantiation possible , une objurgation à nous montrer différents de ce que nous sommes en réalité et à gommer la négativité qui menace sans cesse de nous happer. Car ne le nions pas , vivre n'est pas facile, et il n'est pas si fréquent que nous affichions un sourire à l'adresse de nous -mêmes et encore moins à l'adresse des autres .

Nous nous mentons à nous-mêmes en nous astreignant à prendre des poses glamour d'icônes de papier glacé , comme si nous voulions séduire les autres , alors que ce qui sous-tend notre quête de la vérité selfique , c'est plus une exhortation à nous aimer nous -mêmes . Ne sommes-nous pas , en effet , insidieusement soumis à une auto-dépréciation constante , nous qui devons faire face aux injonctions que nous égrène la tyrannique déesse Perfection qui régit notre monde ? "Miroir, Ô mon beau miroir, dis-moi que je suis la plus belle!" , telle est la supplication réflexive que nous nous adressons , quand nous tendons à bout de bras et à nous-mêmes, l'objectif de notre smartphone . Ainsi l'autoportrait selfique relèverait -il beaucoup plus d'un manque d'amour de soi viscéral que d'un narcissisme congénital .

mardi 10 mai 2016



Dans le labyrinthe de la connexion sans fil qui architecture notre siècle , il est un fil d'Ariane auquel une large majorité d'internautes déboussolées se raccrochent : celui qui les relie aux it-girls du moment . A défaut d'être débordantes de vie "in real life ", ces instagrammeuses  crâneuses visent à les faire déborder d'envie dans leur "virtual life" en se mettant en scène sans trêve dans des endroits et des tenues de rêve. On en oublierait presque que , si elles arborent un teint de porcelaine et un corps de sirène , c'est parce qu'elles usent et abusent de logiciels de retouche high-tech .

Normal ! Nous vivons à l'ère du bricolage et du rafistolage des relations sentimentales qui ont fait naufrage , et notre image , devenue notre atout principal dans la sphère digitale des social media, se doit d'être irréprochable si nous voulons être bankable . Le dictat de la beauté à tout prix  amène même certaines d'entre nous à réduire  drastiquement leur indice de masse corporelle en s'astreignant à une ascèse nuisible à leur esprit et surtout à leur humeur . Crises de nerfs garanties aux moins aguerries ...

Cela ne veut pas dire , pour autant , qu'elles se trouvent à un clic de l'homme idéal . Car les spécimens mâles qui sont  le plus susceptibles de les Liker sont soit ceux envers qui la nature a témoigné peu de générosité , soit ceux qui , comme elles, façonnent leur image à coup de selfies en cascade et de hashtags à la positivité boostée. De sorte que des egos surdimensionnés par leurs prouesses physiques ou esthétiques s'entremêlent  sur cette Toile sans jamais fusionner dans la vraie vie , car comme chacun sait, quand on devient une icône dans cet empire de simulacres  , on ne peut tomber le masque sous peine de déchoir et de décevoir.

Peu importe ! Un jour ou l'autre , elles finissent par être détrônées par des rivales qui recèlent dans leur smartphone des filtres encore plus magiques qui les immortalisent dans des postures encore plus ridicules. Duckface , fishgape,  quoi d'autre encore ! Elles ne sont plus à une déshumanisation près . Avec leurs implants mammaires ou fessiers , n'ont-elles pas déjà créé une nouvelle espèce ? Mais la sélection naturelle aura raison d'elles, car elles ne sauront s'adapter à un nouvel environnement le jour où elles cesseront d'être le nombril d'un monde nouveau , lassé une fois pour toutes de cette surenchère de superficialité et d'artificialité. .

dimanche 17 avril 2016




 
Il est vrai que je ne l'ai jamais vue se plaindre et qu'elle détenait une force de caractère exceptionnelle pour faire face aux vicissitudes de la vie. Elle était une héroïne racinienne, une  Andromaque fidèle à son défunt Hector et dévouée à ses enfants. Sa vie était rythmée par des rituels immuables, qu'elle accomplissait toujours avec la même équanimité, sans ressentir jamais la monotonie pesante que la répétition du même souvent génère  chez le commun des mortels. 

Jamais je ne l'entendis jeter d'imprécations ni maudire son sort. L'acrimonie ne faisait pas partie de son vocabulaire. Pourtant la fatalité s'était abattue dès son enfance, quand sa mère fut rappelée auprès du Tout Puissant.Trois décennies plus tard, ce fut le tour de son mari. De là, sans doute, naquit sa familiarité avec la mort. Elle ne la craignait pas. Elle l'avait apprivoisée. Chaque jour, d'aussi loin que je m'en souvienne, elle ouvrait le journal local à la même page, celle de la rubrique nécrologique. Au cas où l'une de ces connaissances serait partie sans faire de bruit dans la clameur de ce monde .

De là aussi, son inlassable constance à honorer ses aïeux disparus. Chaque année, à la Toussaint, qu'il pleuve ou qu'il vent , elle partait sur les routes montagneuses qui frôlaient les précipices afin de se recueillir sur les  tombes. Elle se joignait en cela aux foules ferventes qui venaient pavoiser de couleurs les cimetières aux nuances automnales et leur offrir un festival de lumières en déposant, dans leurs allées, des pots de chrysanthèmes et des veilleuses tremblantes . 

Ma grand-mère, dont le sourire à peine esquissé aurait certainement inspiré Léonard de Vinci, qui vénérait  le souvenir et adressait toujours ses prières à ceux qui avaient quitté la vie trop tôt, perdit peu à peu la faculté de se remémorer ses actes, puis les visages, puis le temps et l'espace. Elle qui avait consciencieusement tenu le registre des événements qui ponctuaient notre  petit univers s'éteignit en silence un matin d'hiver, face à la mer, emportant avec elle des bonheurs longtemps fanés et des douleurs secrètement gardées. Son exemple demeure, à ce jour,  mon meilleur rempart contre une des tentations de ce bas monde : l'oubli. 



lundi 11 avril 2016


Mis à part ses excès de surveillance qui me donnaient l'impression, parfois, d'être comme un oiseau en cage, elle avait pour moi une affection certaine et, je dois le dire, des attentions marquées . Même si sa nature ne la prédisposait pas aux épanchements, elle était soucieuse de mon bien-être, tant physique que moral. Les bonbons au miel étant ma friandise préférée , elle s'avisait d'en remplir un compotier en porcelaine de Sèvres placé sur une crédence en acajou dans l'antichambre contiguë au hall d'entrée.

Un jour pourtant, tout vola en éclats. Je veux parler du plat et, en conséquence, des bonnes dispositions de ma grand-mère à mon égard. Ma sœur et moi, qui nous entendions comme chien et chat, avions un différend diplomatique d'une telle ampleur qu'il nous obligea à en venir aux mains . Après moult pincements et poignées de cheveux arrachés, notre désaccord se prolongea en une course-poursuite effrénée dans toute la pièce, et, pour couronner le tout, par une bataille de coussins en tissu damassé qui en temps normal, ornaient l'un des canapés .

Il arriva ce qui devait arriver. L'un des coussins fut projeté malencontreusement contre le compotier qui se renversa avec fracas et répandit son contenu sur le parquet. Notre cavalcade s'arrêta net . Nous dressâmes l'oreille,  pétrifiées, conscientes que notre sentence allait porter le sceau de la sévérité . En détruisant le compotier, nous avions commis l'irréparable, car celui-ci était l'un des présents reçus par mes grands-parents le jour de leur mariage .

La porte s'ouvrit, et ma grand-mère entra dans la pièce, son regard bleu altéré par un voile d'inquiétude. Elle inspecta le sol, jonché d'éclats de porcelaine et de sucreries dorées, mais ne réagit pas. De sorte que la punition que je redoutais tant ne fut que le fruit de mon imagination. Ce que je vis affleurer sur son visage, ce ne fut pas un vent de colère, mais un nuage de peine.

Elle nous donna ensuite à goûter, en silence. Je me souviens  de la saveur amère de la barre de chocolat noir, de notre embarras, à ma soeur et à moi, de mon coeur noué à l'évocation du chagrin que je lui avais causé, à cette noble dame dont je ne compris jamais la docilité face au destin, moi qui m'insurgeais devant le moindre obstacle qui barrait mon chemin.

samedi 9 avril 2016


Le premier mois de l'été , je le passais sur la côte orientale de mon île natale , sur l'immense fief de ma grand-mère maternelle , qui vivait dans une bâtisse blanche monumentale , répartie en quatre ailes desservies par un escalier en colimaçon menant aux différents étages . Ce qui me frappait toujours , chez ma grand -mère , c'était son air digne , sa silhouette longiligne et le bichromatisme de ses tenues , du gris réhaussé de parme, qui faisaient d'elle une dame élégante mais discrète . Elle menait une vie saine , réglée comme du papier à musique et qui ne laissait aucune place à la fantaisie . Tout était équilibre , chez elle : ses émotions , son comportement , sa dévotion religieuse .

Car c'était une femme très pieuse . Je pense que la foi lui fut un dictame  indispensable quand son mari aimant perdit la vie dans la fleur de l'âge , emporté par une maladie incurable. Je n'ai jamais osé aborder ce sujet douloureux  avec elle . Mais ce que j'ai toujours su , c'est que ce grand-père au doux regard , que je voyais éternellement sourire dans le portrait sur la commode en marqueterie près de son lit , fut l'unique amour de sa vie .

Ma grand-mère m'inspirait du respect autant que de la crainte . Car mon tempérament fougueux , qui s'épanouissait avec les années , se heurtait souvent à sa sévérité qui , je dois le dire , était fort méritée .Alors que du côté paternel , c'est-à-dire  du côté mer , je ne rencontrais aucun frein à mes espiègleries , il n'en était pas de même du côté terre . Malgré l'étendue de la demeure familiale , malgré la démesure des plantations d'orangers et de vignes dont ma grand-mère était l'héritière , je ne pouvais me soustraire à son regard bleu outremer qui anticipait toutes mes facéties et me figeait dans une attitude contre-nature de petite fille modèle dont on me félicitait bien à tort quand on venait lui rendre visite .

Je profitais alors de l'arrivée de  ce beau monde pour  dévaler les escaliers et dépenser mon énergie contenue jusqu'alors en figures acrobatiques sur l'un des trapèzes de l'aire de jeu en contrebas de la terrasse à balustrades . Si par hasard , l'on venait à se pencher pour surveiller mes excentricités , car il arrivait que ma grand-mère , prise d'anxiété , abandonnât quelques minutes ses visiteurs pour vérifier que je ne commettais aucune imprudence , je glissais subrepticement  du trapèze à la balançoire et me mettais sagement à osciller d'avant en arrière en lui souriant de l'air le plus innocent qui soit .

dimanche 3 avril 2016


Quand je ne fixais pas le sillage du transméditerranée qui s'arrachait avec peine au littoral en faisant retentir sa corne de brume , je concentrais mon attention sur les anfractuosités des rochers, dans l'espoir de débusquer un crabe . Mais ce n'était pas une mince affaire, car la locomotion erratique de ces créatures diaboliques me donnait fort à faire, et il était plutôt rare que l'une d'entre elles vienne garnir le fond de mon épuisette. D'autant qu'il s'en trouvait toujours une pour m'obliger à lui courir après sur les rochers calcinés par le soleil et constellés de patelles. Au final , le crabe réussissait toujours à m'échapper, et moi j'écopais de vilaines cloques au pied . 

J'avais pourtant de jolies tongs ornées, au mitan du pied, d'une marguerite mutante, qui aurait pu préserver ma délicate voûte plantaire. Mais je ne voulais pas leur réserver une fonction bassement utilitaire. J'étais déjà esthète, voyez-vous ! Et vu qu'elles m'avaient été rapportées d'une lointaine contrée exotique , je ne voulais les arborer qu'en des occasions choisies . C'était surtout leur semelle qui ravissait ma vue. Elles étaient décorées d'espèces florales colorées et variées, ce qui me donnait l'impression , quand je les chaussais , d'avancer sur un tapis végétal luxuriant .

Un jour pourtant , ma sœur et ma cousine s'avisèrent de me jouer un vilain tour . Elles subtilisèrent l'une de mes tongs et la lancèrent dans les flots aussi loin qu'elles le purent . La vue de ma tong flottant désespérément au gré des courants me terrassa . J'étais désemparée comme Cendrillon sans sa pantoufle , mais une Cendrillon sans prince charmant qui se fût empressé de la lui rapporter . D'une voix tonitruante , je sommai les deux coupables de regravir quatre à quatre les marches de l' escalier qui menaient de la plage au jardin fortifié , et d'en ramener l'énorme râteau qui servait à entretenir les allées .Ce qu'elles firent promptement , sentant l'orage sourdre dans ma voix . Puis , pointant d'un doigt menaçant la tong dérivant dangereusement vers le large , je leur intimai l'ordre de se poster sur un rocher et de ratisser l'eau pour la récupérer .

Les deux complices n'en menaient pas large . Elles savaient que je ne les laisserais pas repartir bredouille sous peine de représailles . Heureusement Poséidon eut pitié d'elles , ou plutôt Éole , car grâce à son concours , la tong à la marguerite protubérante fut récupérée par le râteau et retrouva sa place de choix sur mon pied . C'est à partir de ce jour que je décidai de ne plus jamais m'en séparer , et que je fis mien ce précepte : joindre l'utile à l'agréable . Dès lors , plus de cloques aux pieds , et beaucoup plus de crabes dans mon panier !

mardi 29 mars 2016

Si j'avais tellement à coeur de défendre la liberté des créatures de la nature , c'est que je la respirais à pleins poumons , cette liberté , dans mon royaume qui surplombait  la mer . J'attendais les mois d'été avec impatience pour déserter la forteresse où les roses bercées par la brise marine croissaient avec vigueur , et m'aventurer sur les rochers afin de contempler , au loin, le départ quotidien de l'énorme navire chargé de nostalgie à destination du "continent ". Pour cela , Il me suffisait de tourner la clé rongée par les embruns du portail en bois tout au fond du jardin pour me retrouver dans une nouvelle aire, minérale, presque sidérale tellement elle semblait s'opposer au soleil dans un face-à-face aveuglant: la plage . Elle n'était accessible à l'époque qu'aux résidents du chapelet de villas qui lui servaient de rempart. Aussi avais-je l'impression d'en être l'unique propriétaire, vu qu'aucun autre humain ne semblait en apprécier l'existence .

Ce n'était pas une étendue de sable fin, comme celle qui alimente les fantasmes de tant de vacanciers . Il s'agissait d'un sable dont la granulosité était plus épaisse. Sur la grève, gisaient, pèle-mêle, les minuscules spécimens d'un cabinet de curiosités à ciel ouvert: des galets blancs veinés de noir que j'aimais faire rebondir sur la crête des vagues; des bris de verre multicolore polis par le sel marin; des tesselles de céramique, comme si des courants malins s'étaient amusés à desceller d'hypothétiques mosaïques tapissant les profondeurs marines; des coquillages marbrés, striés, ou nacrés, que je ramassais pour en faire des colliers; et, quand survenaient des tempêtes et que la houle lançait au galop sur la mer des vagues aux crinières échevelées,  des bouts de bois de taille variable, vestiges de naufrages imaginaires comme ceux qui naissent dans l'esprit des enfants une fois qu'on leur a fait lecture des tribulations maritimes d'un certain Robinson .

Cette plage, avec ses trésors étalés en plein soleil, son enceinte de maisons qui la murait dans une solitude étincelante, avait une poésie particulière que je n'ai jamais retrouvée par la suite. Sans doute était-ce  la poésie de l'enfance, celle qui jaillit en nous quand on regarde le monde sans en comprendre encore le sens et qu'on le croit peuplé de créatures merveilleuses aux destins fabuleux. Cette plage devait être sans doute bien banale, comparée à d'autres, mais à mes yeux de petite fille ébahie, elle valait tous les palais des mille et une nuits que j'ai pu visiter depuis .



samedi 5 mars 2016


Il y eut bien d'autres épisodes à inscrire au palmarès de ma sottise, notamment celui du saut en parapluie , par un après-midi de grand vent, depuis le rebord du salon de musique . Celui-ci se trouvait à droite de l'escalier en granit rose qui menait à l'enceinte du jardin en surplomb des rochers et de la mer . J'avais , encore une fois, convaincu mes deux acolytes que la météorologie du jour était parfaitement adéquate pour un envol dans les airs digne de Mary Poppins grâce aux larges parapluies noirs aux baleines indestructibles dont mon grand-père faisait la collection .

Bien-sûr , comme tout maître de cérémonie qui se respecte , je n'allais qu'indirectement  participer à l'opération . Je me contentais de guider mes deux recrues pour ce qui est du positionnement à adopter , car je pressentais que leur atterrissage rapide allait avoir  des conséquences fâcheuses sur le massif d'hortensias à l'apogée de sa floraison . Fort heureusement , les rafales de vent  cessèrent d'un coup , et mon projet Poppins tomba à l'eau .

Je ne me laissai pas abattre et avisai la volière au grillage doré qui avait pris place, en raison du radoucissement thermique, non loin des lauriers roses. Libérer les perruches de mes grands-parents me paraissait une noble cause . Je condamnais en effet toute forme d'enfermement et il me semblait tout-à-fait indiqué de permettre aux prisonnières à plumes de profiter des nombreux arbres qui déployaient  leurs ramures dans la forteresse du jardin .

Mais il fallait pour cela que mon projet fût voté à l'unanimité , ce qui n'était pas encore le cas , car ma cousine , qui craignait beaucoup mon grand-père , émettait de fortes réserves. Je finis par remporter son adhésion en lui promettant que nous allions  réaliser les copies conformes des perruches volatilisées dans la nature  grâce au contenu du nécessaire de couture appartenant à ma grand-mère .

Nous voilà  donc solennellement postées toutes les trois face à la volière , à entonner à l'unisson une chanson du répertoire français célébrant la libération des oiseaux de leur cage . A la suite de quoi j'ouvris la petite porte de la volière . Mais les perruches ne perçurent pas du tout la possibilité d'évasion que je leur offrais . Il me fallut donc entrer mon bras et saisir les oiseaux apeurés pour les extraire de leur prison dorée . J'y parvins non  sans mal au prix de quelques griffures , et envoyai dans les airs les captives ailées.

Quand ma cousine inquiète me rappela que nous devions maintenant remplacer les oiseaux envolés , je m'en tirai avec une pirouette .Il valait bien mieux prétexter que la porte de la volière avait été mal fermée et qu'un coup de vent avait été l'auteur du fâcheux incident .Mais le soir même , je fus lâchement dénoncée par la couarde . On me sermonna comme il se doit , mais ce qui me marqua et me peina durablement , c'est le terrible sort qui échut aux victimes de mon humanité . Elles furent dévorées , le lendemain , alors qu'elles étaient à la recherche de graines sur les marches de l'escalier , par les deux chats siamois de la maisonnée !

mardi 1 mars 2016


En parlant de disparaître , j'ai toujours éprouvé une fascination pour le mythe de l'anneau de Gygés. La faculté de se volatiliser à l'envi , de se débarrasser d'un corps  trop voyant et pesant comme parvenait à le faire l'envoutante Elizabeth Montgomery dans les rediffusions de Ma Sorcière Bien-Aimée , piquait ma curiosité au plus haut point . Je m'exerçai  tant bien que mal à agiter le bout de mon nez , croyant naïvement parvenir à réaliser cet exploit contre-nature . Rien n'advint. Je restai désespérément clouée au plancher des vaches . Mais de nature espiègle , je convainquis ma sœur et ma cousine que j'avais trouvé la recette d'une potion magique dans l'un des grimoires mis sous clé dans la bibliothèque de mon grand-père . 

Je devais avoir beaucoup d'éloquence et surtout un pouvoir de persuasion élevé . Car mes deux compagnes de jeu me crurent sur le champ.Un samedi après-midi , comme nous avions l'habitude de nous retrouver dans la villa au bord de mer de ma grand-mère , je les réunis dans la buanderie du rez-de-chaussée , après m'être assurée que mon aïeule paternelle était absorbée au premier étage par la lecture du quotidien local. Je commandai à mes deux cobayes de fermer les yeux ( ce qu'elles firent non sans anxiété ) et de me tendre la paume de leur main droite. Je déversai alors le premier produit que je trouvai à ma portée et complétai l'opération par l'adjonction d' une généreuse  pincée de lessive en poudre .

La réaction fut immédiate . Elles crièrent de douleur avec une telle emphase  que ma grand-mère épouvantée , escortée de la bonne , accoururent en grande hâte . Il s'avéra que le liquide incriminé était de l'ammoniaque , et que j'avais brûlé, sans le savoir,  l'épiderme délicat de mes victimes sacrificielles . Autant dire que je fus punie ... de goûter . J'avais en effet plaidé ma cause avec une telle passion que j'en ressortis même couronnée de lauriers , cependant que les deux jeunes ingénues furent tancées vertement d'avoir cru une fois de plus à mes sornettes insensées .

Ma première expérience de la mort, je la vécus un beau matin de printemps , dans un parterre de roses baigné de soleil , derrière  la pelouse où se dressait , dans un coin, un cactus gigantesque aux épines redoutables . Il semblait endormi, le chat noir aux yeux d'or , enroulé sur lui-même comme un rouleau de réglisse , déposé là par erreur . Il n'avait pas de nom . C'était un chat sauvage, de ceux qui ne franchissent jamais le seuil d'une maison, arrivé d'on ne sait où, mais qui s'était laissé séduire par l'hospitalité de ma mère . Probablement jalouse de l'attention que celle-ci lui prodiguait , je le tyrannisais souvent.Mais je devais l'aimer, malgré tout .Car je ressentis une grande tristesse le jour qu'il est parti , sans bruit, en dormant, emporté par les ans , dans un poudroiement de pollen et de lumière dorée .


Cela avait l'air si simple , de mourir . Des yeux qui se ferment pour ne plus jamais se rouvrir . Reste l'obscénité d'un corps sur lequel on n'a plus de prise et qu'on abandonne aux autres . La mort , en somme , est le cadeau le plus empoisonné de la vie . Qu'on la choisisse ou qu'on la subisse, elle impose sa présence guerrière aux vivants ubi et orbi. En fine  stratège , elle envoie ses bataillons de vers invisibles à l'assaut de ses cadavres exquis . Le froid, la glace , voilà ses ennemis . Eux seuls osent se mesurer à elle pour diminuer ses outrages . Si j'avais à choisir , je m'ensevelirais dans les eaux glaciales de l'Antarctique face au désert blanc infini qui fait fuir les  humains . On n'y meurt pas là-bas . On disparaît .

lundi 29 février 2016

Je considérais le piano à queue vernis noir étendu de tout son long sous les voûtes gothiques du salon comme un Léviathan sournois prêt à déchiqueter mes doigts de ses dents d'ivoire si je me hasardais à violenter ses touches dans un soudain accès de haine. C'est que je le détestais , cet hôte encombrant de bois et d'acier . On m'enjôla du mieux qu'on put pour me vanter les mérites de l'instrument , quand j'eus fait part de ma préférence pour le violon . Mais quoi que je pusse dire , on décréta que je serais pianiste . 

Je me découvris alors soudain fort paresseuse . Il fallait sonner de l'olifant pour parvenir à m'extirper du cocon de ma chambre et  me faire prendre place devant l'hydre assoupie.Et quand , finalement , j'avais épuisé toutes les excuses pour me dérober au tête-à tête-avec la bête, je prenais un malin plaisir à me venger sur elle  en plaquant des accords tonitruants ou en faisant dévaler mes mains d'un bout du clavier à l'autre dans un déferlement sonore assourdissant . Mon ennemi juré faisait alors entendre des grognements sinistres qui faisaient trembler les murs et me remplissaient d'aise . 

C'est ainsi que je pris conscience assez vite que , couvant au fond de moi comme un feu mal éteint,  un enfant sadique aux yeux rougeoyants comme ceux des monstres de Hyeronymus Bosh attendait patiemment son heure . Les premières victimes de ma cruauté enfantine furent les fourmis noires besogneuses qui se déplaçaient en procession le long du muret d'un des jardins. Armée d'une bouteille plastique que je remplissais à moitié d'eau , j'introduisais par le goulot quelques fourmis mûrement choisies et agitais ensuite le tout comme s'il s'était agi d'un shaker . Après quoi je procédais au sauvetage in extremis des insectes agonisants en les étalant au soleil et en les regardant reprendre leurs forces puis s'enfuir comme des diables dans l'herbe folle.

dimanche 28 février 2016

La jeune héroïne ne m'était d'ailleurs guère inconnue. Très tôt, j'avais eu entre les mains la traduction du roman éponyme ainsi que celle du héros de Dickens, Oliver Twist. Il s'agissait de deux livres brochés illustrés, adaptés à un jeune lectorat , qui m'avaient été offerts par ma mère , sans savoir que j'allais plus tard m'orienter vers le décryptage poussé des œuvres séminales de la littérature anglaise . Le sort des deux enfants m'avait plutôt ébranlée . Orphelins ! Ce mot m'effrayait. Comment un enfant pouvait-il vivre sainement en n'étant pas le nombril du monde de ses parents ?

Pour me rassurer , je me dis que la littérature n'était qu'un fatras de mensonges , que la petite Jane et le jeune Oliver n'avaient jamais existé , et que donc les orphelins avaient été inventés par des écrivains cruels pour terrifier l'enfant choyée que j'étais . Je dois dire qu'en contrepartie de la satisfaction de mes caprices divers et variés , j'étais astreinte à une rude discipline éducative . Il me fallait exceller en toutes les matières , ce que, par bonheur , je n'avais aucun mal à faire . Seules les sciences naturelles plus tard ne m'inspirèrent  guère d'attrait , mais je me rattrapais en buvant comme du petit lait les paroles du professeur , dont je m'étais enamourée pour une raison obscure .

Je dus aussi , dès l'âge de cinq ans, m'atteler avec une feinte ferveur à l'exploration du solfège . Il y avait , en particulier , un fascicule dont la couverture portait un nom honni : la théorie ! A l'intérieur de ce livret étaient consignés des portées , des clés de toutes sortes , et surtout des signes cabalistiques noirs qu'il me fallait apprendre à reproduire, et que ma mère , pédagogue en théorie mais peu patiente en pratique, essayait de m'inculquer. Le pire était quand je me rendais au conservatoire , et que le professeur , d'une sévérité à faire frémir l'enfant terrible le plus endurci et d'une perversité enracinée,  m'interrogeait et ne manquait jamais de relater à ma génitrice mes défaillances constatées .

Vous comprendrez donc que je nourrissais pour le vaste édifice qui accueillait le conservatoire, avec son escalier de marbre d'apparat et ses couloirs interminables aux plafonds démesurés , des sentiments de méfiance  et de crainte . Je rentrais dans la salle de solfège tenaillée par l'angoisse , et j'en ressortais soit crispée soit enthousiasmée , selon que mes performances avaient été lamentables ou louables . Il en fut de même pour les cours de piano . Il me fallait être aussi virtuose à six ans que Mozart , sous prétexte que dans ma famille, une aïeule avait été concertiste , et que donc , je ne pouvais décemment déchoir en agressant le clavier comme une révoltée - révoltée que j'étais déjà par nature , et qui n'allait cesser , bien évidemment, de s'affirmer .

samedi 27 février 2016


Je me souviens aussi d'une Lady anglaise , d'un âge fort avancé , botaniste réputée qui m'avait fait l'honneur de m'accompagner une fois lors de mes pérégrinations sylvestres . Avec son accent britannique si distingué, elle déclinait le nom compliqué de toutes les espèces végétales écloses sur notre passage , et j'étais étonnée que certaines d'entre elles , aux proportions et à l'apparence si modestes, pussent s'enorgueillir de porter un nom de baptême aussi prétentieux .

Lady Conrad est décédée depuis. Mais j'ai souvent l'impression , quand je longe la maisonnette qui lui servait de repaire les mois d'été où je m'esbaudissais sauvagement  dans cette nature emplie de magie et de mystères , que le fantôme de la noble dame aux mains finement veinées de bleu continue , sans relâche , d'herboriser et de remercier le ciel de lui avoir permis de choisir , comme terre d'exil, ce royaume odoriférant à nul autre pareil.

Mes étés montagnards rimaient avec liberté . J'étais la souveraine de la maisonnée , confiée à une grand-mère bon-enfant et à une bonne d'enfants des plus indulgentes. En bref, je n'en faisais qu'à ma tête . On exauçait le moindre de mes souhaits , sous peine de me voir fortement contrariée . Il faut dire , qu'au grand dam de certains membres de ma famille , j'avais un tempérament des plus affirmés pour mon jeune âge , dont d'ailleurs , il faut le dire , je ne me suis guère départie avec les années  .

Ma sœur et ma cousine craignaient de me déplaire tout autant qu'elles respectaient mes talents de metteur en scène . Car des spectacles , j'en montais . Je donnais des directives à l'une et à l'autre pour ce qui était de la confection des costumes , réalisés à partie de foulards en soie dérobés dans une certaine armoire d'un étage élevé , et surtout de paillettes , que mes deux séides se pressaient de coudre avec application sous mon oeil impérieux de dernière reine d'Egypte.

Point n'est besoin de préciser  que je nourrissais pour Cléopâtre  une admiration hyperbolique . Il me revient en mémoire des séances secrètes de maquillage improvisé avec du feutre noir ( le khôl eût été plus approprié , mais comment aurais-je pu formuler une demande aussi déplacée à un adulte , même acquis à ma cause,  à l'âge de huit ans?) , devant la psyché d'une des chambre d'invités jamais occupée , et dont l'ameublement en bois sombre ainsi que les tentures incarnat semblaient avoir servi d'inspiration à Charlotte Bronte quand elle écrivit  la scène de la chambre rouge de Jane Eyre.

jeudi 25 février 2016



"Longtemps je me suis couché de bonne heure." Voilà comment, à partir d'un fait insignifiant, l'un des plus grands écrivains du vingtième siècle inaugurait une œuvre monumentale qui tient encore en haleine les lecteurs d'Orient et d'Occident. Un fait pas si insignifiant que ça , si l'on prête attention à son agencement syntaxique au seuil du récit. D'abord cet adverbe de temps , positionné à l'initiale comme la figure de proue d'un navire en partance pour des horizons lointains . Et puis ce "je" , central comme la nef d'une cathédrale , qui se couche sur l'autel de la mémoire . Et surtout cette homophonie heureuse en fin de phrase , cet hymne au bonheur dissimulé dans le drapé d'un circonstant de temps .

J'ai découvert Proust à l'âge de  treize ans, dans une imposante demeure familiale aux pièces innombrables où je passais mes étés , face à une montagne magique au nom étincelant : le Monte d'Oro . Je ne comprenais pas, à l'époque, pourquoi un Charles Swann aussi lettré pouvait éprouver autant d'émois pour une catin aussi peu éduquée. C'est que je n'avais pas encore découvert l'asservissement que peuvent procurer les sens, et dont nombre d'humains sont victimes au dépens de leur raison .

Mon Combray à moi, c'était ce hameau niché au cœur d'une forêt domaniale avec ses vastes étendues de pins géants et ce torrent qui bondissait joyeusement dans un fracas désordonné de roches jetées avec rage par un Titan blessé. C'est depuis un petit pont de bois,  au tablier de rondins irréguliers , que mon oreille enchantée s'imprégnait de l'allégresse de ses eaux vives. J'y retourne en pèlerinage chaque été .

Rien n'a changé . Le soleil transperce toujours de sa rapière dorée les frondaisons des hêtres centenaires qui côtoient les pins à l'écorce rugueuse . Les mousses et les lichens tapissent toujours les murets de pierres qui longent le sentier forestier . Et surtout, à l'abri des regards, dans les coins ombragés, des cyclamens  apeurés , couronnés de rosée ,  devisent en aparté comme les vieilles dévotes que je voyais le dimanche , une fois l'office célébré, quitter la chapelle de granit qui se dressait , dans sa minuscule majesté , à l'orée de la forêt de mon enfance tant aimée .

 A SUIVRE ...

samedi 20 février 2016




Il y a toujours un peu de la Marquise de Merteuil et de la Présidente  de Tourvel en nous . Les Liaisons Dangereuses , c'est peut-être l'enfer de nos bibliothèques, mais c'est aussi notre paradis . C'est quand même mieux que le délire platonique de la Princesse de Clèves . Surtout quand les années d'une conjugalité anesthésiante ont mis à mal nos idéaux. On vise plus haut que la survie : on veut enfin vivre !

Certaines d'entre nous, partisanes des solutions radicales, brisent  alors leurs chaînes et se lancent à corps perdu à l'aventure sur les man's lands inconnus. D'autres, moins effrontées et surtout plus vénales, n'osent pas lâcher la proie pour l'ombre et flirtent avec l'adultère dans des Love Hotels où, de love, il n'y a que le nom. Jusqu'au jour où l'amour-propre de leur mari leur fait payer au prix fort les souillures qu'elles ont infligées à son nom.

Chez Laclos , si Tourvel meurt d'avoir goûté à  ce qu'était vraiment l'amour, Merteuil s'enterre dans un couvent pour avoir fabriqué cet amour de façon contre-nature. Quant au divin vicomte , il périt tout autant en victime qu'en bourreau. Victime , car il a sous-estimé les élans de son coeur; bourreau , car il  a brisé le cœur pour laquelle , cependant , le sien , de coeur,  battait .

Faut-il pour autant vouer la marquise aux gémonies , et pleurer sur la tombe de la présidente? Merteuil avait un coeur elle aussi . Mais elle avait trop d'orgueil pour le  laisser régner sur son esprit . Pire encore , elle aimait un libertin , qui , cruelle ironie , s'éprit de celle qu'elle avait projeté de perdre.

Qui pourrait la blâmer d'avoir voulu panser ses plaies en visant une dévote sacrifiant sa vertu sur l'autel de la chair? Ne vivait-elle pas en un siècle où les femmes n'avaient pas leur mot à dire ? Pour exister au siècle des Lumières, le sexe faible devait agir dans l'ombre des alcôves . La veuve noire tissa sa toile, et l'épouse adultère tomba, comme une mouche .

Même si nous ne vivons plus à l'ère de la raison triomphante mais à celle de la déraison collective , nous sommes néanmoins assujetties aux diktats de notre raison, aussi perverse soit-elle. Car les ressources de notre esprit sont notre seul garde-fou contre les aléas des affects qui gouvernent nos vies intimes. Nous sommes toutes, tour à tour, des Tourvel extasiées et des Merteuil blessées. La raison en est que nous avons  un coeur , et qu'il finit toujours par nous terrasser si nous le laissons parler ...

dimanche 7 février 2016




Il y a toujours un invariant dans les séparations . Les larmes . Elles sont la signature indélébile  au bas du testament de nos amours défuntes . Que  nos histoires fassent couler beaucoup d'encre ou non , elles n'en finissent pas moins purifiées par nos pleurs avant de se décomposer dans la corbeille à papier de nos souvenirs .

C'est qu'à force de faire des ratures sur le brouillon de nos relations , on n'essaie plus d'en corriger les erreurs . De sorte qu'année après année , le palimpseste de nos amours devient risible tant il est illisible. Peu importe d'ailleurs . Car si l'on parvenait à le déchiffrer , il se révélerait  des plus cryptiques.

Il faut se faire une raison . On perd à tous les coups au jeu de l'amour et du hasard . Parce qu'on oublie trop volontiers qu'il n'y a jamais de hasard en amour . On n'est jamais libre de ses choix . Quelque part , dans le dédale synaptique de nos connexions neuronales , se cache la clé de nos défaites présentes , mais aussi , il faut y croire , de nos réussites  futures!



dimanche 31 janvier 2016

Quand j'étais enfant , je ne comprenais pas pourquoi les grandes personnes  passaient leurs journées à se plaindre et à déplorer que le temps passe si vite . Ma perception temporelle était tout autre . Je les trouvais longues, ces années de collège , longues ces années de lycée . C'est d'ailleurs  à ce moment là que je  me suis mise à rêver , à bâtir mes châteaux en Espagne avec le plus beau cancre de la classe à qui je réservais une place au premier rang,  à côté de moi , pour qu'il ait tout loisir de copier mes réponses lors des contrôles de maths.

Je ne sais pas vraiment ce qu'il est devenu , ce beau blond qui se faisait toujours remarquer en entrant dans la classe , un sourire ravageur en guise d'excuse, longtemps après la dernière sonnerie . S'il me fascinait tant , c'est sans doute qu'il osait braver l'interdit . Il n'avait peur de décevoir personne , ni sa mère , ni ses pairs . C'est qu'il les portait avec panache , ses résultats médiocres et ses retards chroniques, quand il fumait ses Lucky Strike à la sortie des classes.

Je le regardais , d'un oeil émerveillé , enfourcher sa moto aux chromes rutilants  et partir dans un nuage de fumée vers une destination inconnue . J'ai beaucoup pleuré quand j'ai su qu'il avait jeté son dévolu sur l'apprentie coiffeuse de son quartier . Une blonde , comme lui , à qui il permettait de grimper derrière lui sur son destrier rouge sang. Peut-être l'a-t-il épousée ? Qui sait !

Je ne l'ai jamais revu . Prise dans le tourbillon de mes études , je l'ai oublié . Jusqu'à aujourd'hui . C'est vrai , le temps passe vite ! On ne s'en rend  vraiment compte  que les jours de grande nostalgie . Et je repense à ces années lycée où je guettais son arrivée et où je m'enivrais , quand il prenait place à mes côtés , de son parfum Guerlain , jusqu'à ce qu'il abandonne , une fois le cours fini, loin derrière lui,  cette odeur de tabac blond aussi fugace et insaisissable que cette année de terminale qui mit un point final au premier chapitre de ma vie .