Il y a autant de façons de parler de l'être aimé que de façons d'aimer . On peut célébrer , à l'instar des poètes de la renaissance, une
partie du corps vénéré plutôt qu'une autre : front , œil , bouche,
sourcils, chevelure ou même tétons , pour les plus polissons . Ce genre de poésie
, qui a pour nom blason , comporte néanmoins une grande absente sur la
liste des qualités qu'est en droit de posséder l'élu de notre cœur .
C'est la peau .
Et pourtant , sans elle , sans cette fine membrane qui recouvre
notre chair et nous circonscrit dans l'espace , nous ne pouvons
pleinement goûter à ce délice des sens que procure une des manifestations de l'élan amoureux : la caresse . Ce simple va-et-vient de doigts sur notre peau , qui s'épanouit dans la répétition , nous fait côtoyer les cimes
de la pâmoison quand il est le véhicule d'une passion . Sans doute parce qu'il nous procure une sensation ambivalente, conjonction d' un doux frisson et de la brûlure d' un buisson ardent , fusion entre le froid et la chaud.
Ce contact cutané , à l'apparence si banal, réussit le prodige de
nous exiler de la dureté sensorielle de ce monde qui beugle et bêle
comme un troupeau de bétail dans cet enclos qu'est notre microcosme social. Avec lui, Les mots sont
superflus . Son langage purement tactile se suffit à lui- même . Il est
le complément indispensable à la déclaration de deux amants , et réaffirme,
au cours du temps , la permanence de leur lien . Aussi faut-il s'alarmer
quand il se fait plus rare . Sa disparition sonne le hallali d'une
relation .
Or , s'il est une caresse qui , en toute occasion , apporte volupté
et sérénité , c'est bien la caresse des mains. Les doigts qui
s'entremêlent comme des lianes savent instantanément se frayer un chemin
dans la jungle des émotions . Ils proclament l'union des âmes et sont le signe ostensible de deux cœurs à l'unisson . Quand dissonance il
y a , les doigts recouvrent leur liberté propre et réinvestissent
leur fonction de préhension des objets du quotidien . Ils ne sont que les cinq outils d'une main. Dans le pire des cas , les doigts se font accusateurs : l'index est
pointé, le majeur vulgairement dressé, et la gifle peut parfois même être infligée . La caresse
fait désormais partie du royaume des limbes . Elle a peu d'espoir de ressusciter
quand la désunion s'installe . On la trouve inhumée dans la crypte des
amours défuntes .
C'est au crépuscule de la vie que la caresse prend toute sa valeur , avec toute sa prégnance
symbolique . À l'être aimé qui appareille pour l'autre monde , on prend
la main , on la lui caresse . Comme pour un rite de passage. Mais le geste n'a plus d'écho et ne s'accompagne plus de réciprocité . Non pas
parce que le bénéficiaire a renoncé à tout attachement . Mais parce
que sa volonté de lutter l'a abandonné , qu'il sait que son départ
est proche et inéluctable . Alors il laisse ses doigts pendre , comme les
branches d'un arbre foudroyé , avant de s'agripper , dans
un ultime sursaut de vie , à la main de celui qui reste , et qui ne
cesse de le caresser , comme pour lui insuffler la chaleur de son amour
, à lui qui ne frissonne plus , maintenant que le froid de l'au-delà a immobilisé son corps et pétrifié son coeur.
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